Communication chimique, une stratégie du biocontrôle

Catherine Regnault-Roger

À une époque où règne l’idée répandue que tout ce qui est chimique est pour le moins risqué, voire inquiétant, rappelons que la communication entre les organismes vivants, par exemple les plantes entre elles ou les plantes avec les insectes, passe par des signaux chimiques. Ces signaux sont des composés chimiques fabriqués par un organisme, émis, transmis et reçus par un autre organisme. Cette communication chimique est indispensable au cycle de la vie.

Des médiateurs chimiques pour gérer la vie des espèces

C’est avec l’essor d’une discipline nouvelle, l’écologie chimique, impulsée en 1970 par deux chercheurs américains, Sondheimer et Simeone, que l’on a compris que la communication intra et inter espèces impliquait des médiateurs chimiques.

À leur suite, Whittaker et Feeny définirent en 1971 le concept de com­posés sémiochimiques ( cf. Fig.1 ).

Ce sont des composés chimiques, synthétisés par des orga­nismes, qui affectent la physiologie ou le comportement d’autres organismes au sein d’une espèce ou entre espèces différentes, sans impliquer de phénomènes nutritionnels :

  • Au sein d’une même espèce: ce sont les phéromones qui ont été largement étudiées chez les insectes sociaux ( ter­mites, fourmis, abeilles ). Elles agissent en provoquant des modifications physiologiques réversibles ou irréversibles qui définissent le rôle de l’insecte dans sa communauté. Ainsi, le termite soldat, chargé de défendre ses congé­nères, porte un rostre qui émet un jet toxique; les abeilles ouvrières ou nourricières ou la reine d’une ruche possèdent des développements d’organes différents.
  • Entre espèces différentes: ce sont des molécules allélo­chimiques qui entrent en jeu. Elles ont été classées en deux grandes catégories: les allomones, qui bénéficient à l’organisme émetteur, et les kairomones qui bénéficient à l’organisme receveur. Par exemple, dans le premier cas, un répulsif éloigne l’insecte ravageur ou, dans le second, la couleur d’une fleur attire les insectes pollinisateurs. Ces molécules allélochimiques interviennent aussi dans la communication des plantes entre elles : on parle alors d’allélopathie.

Un rôle longtemps incompris

Le rôle de ces composés sémiochimiques est resté pendant longtemps incompris. Abondants chez les plantes qui ne peuvent pas fuir leurs agresseurs, ils furent qualifiés de composés déchets ou de composés secondaires des plantes car ils étaient issus de voies métaboliques que l’on ne retrouve que dans certains organismes. Mais c’est très tôt, à partir d’observations empiriques, que les propriétés de ces composés ont été exploitées pour lutter contre les organismes nuisibles pour l’homme, dans les domaines de la santé humaine ou ses activités agricoles. Ainsi, des décoctions de tabac, riche en nicotine ( cf. Fig. 2 ), sont utilisées comme insecticide dès les années 1690. Aujourd’hui encore perdurent ces pratiques à travers les purins d’ortie ou de prêle épandues dans les jardins. Cependant, on n’en a compris les mécanismes d’action qu’au XXe siècle, avec les progrès de la connaissance scientifique en matière d’analyses chimiques, de physiologie et biochimie des êtres vivants.

Première stratégie : les phéromones

La nature même des allomones et phéromones, extraites à l’origine d’organismes vivants, les inscrit dans une démarche de biocontrôle ( JL Bernard coord. Biocontrôle en protection des cultures. L’Harmattan, 2017, pp 203 ). Leur utilisation, pour la protection des plantes, cible le contrôle des insectes ravageurs au moyen de pièges dans lesquels sont incluses des molécules chimiques de synthèse assemblées dans un mélange artificiel, mimant le bouquet phéromonal d’une espèce d’insectes. On utilise des molécules issues de la chimie industrielle car les quantités de phéromones qui peuvent être extraites des insectes sont insuffisantes.

Plusieurs mécanismes chimiques permettent aux végétaux d’attirer ou repousser les insectes – © J.-F. Coffin

Le dépôt de ces pièges à phéromone en champ relève de trois stratégies aux objectifs différents :

  • Le dépistage et la surveillance des ravageurs. Les phéromones attirent les individus de l’espèce, ce qui permet d’évaluer la densité du ravageur. Il s’agit donc de créer une alerte afin de traiter ensuite à bon escient avec des produits phytopharmaceutiques bio ou conventionnels selon les situations et les choix de l’agriculteur.
  • La confusion sexuelle. Cette technique vise à empêcher l’accouplement du ravageur et donc à diminuer sa reproduction en saturant l’atmosphère de phéromones sexuelles femelles. Les récepteurs sensoriels des mâles sont stimulés en permanence. Ils ne sont plus aptes à distinguer le signal d’une femelle de celui du leurre.
  • La capture de masse ou technique « attract and kill ». Une association phéromone/insecticide attire l’insecte vers le piège où il subit l’insecticide.

Trois défis à surmonter

La mise en oeuvre de cette technique rencontre aujourd’hui trois défis :

  • la qualité du bouquet phéromonal dans la formulation qui doit être le plus mimétique possible et doit se conserver dans la durée afin de maintenir l’atmosphère à saturation ;
  • le degré de motivation des agriculteurs car le placement des pièges dans les cultures, la préparation des bordures du champ et la surveillance des parcelles exigent d’y passer du temps ;
  • le coût des traitements qui est supérieur à celui d’un traitement conventionnel et qui, de surcroît, est très spécifique d’une espèce d’insectes.

C’est pourquoi cette technique est particulièrement adaptée aux cultures à haute valeur ajoutée, comme l’arboriculture, les plantes ornementales, les cultures sous serre ou le vignoble en Champagne.

Une autre stratégie : les allomones végétales

La défense des plantes avec des allomones végétales a un spectre d’action plus large. Elle concerne la lutte contre les ravageurs ( insectes, nématodes, rongeurs), contre les maladies (micro-organismes pathogènes ) ou la défense du territoire contre des plantes d’autres espèces.

Les allomones végétales, issues en majorité du métabolisme secondaire des plantes, appartiennent à un nombre limité de familles chimiques : alcaloïdes, polyphénols, terpènes. Ces molécules sont impliquées dans un grand nombre de relations interspécifiques et sont actives sur de très nombreuses cibles ( cf. Fig. 2 ).

Plusieurs facteurs limitent cette stratégie phytosanitaire parmi lesquels :

  • l’hétérogénéité des extraits végétaux qui dépend de l’état physiologique de la plante au moment de la récolte, de l’état pédologique des parcelles mais aussi des techniques analytiques d’extraction et de purification des composés,
  • la variabilité de la sensibilité des espèces à une même allomone,
  • l’exigence d’innocuité pour les espèces non visées pour limiter les effets non intentionnels,
  • le respect des bonnes pratiques agricoles et phytopharmaceutiques pour éviter les phénomènes de résistance chez les organismes ciblés,
  • la disponibilité de la ressource naturelle et son renouvellement,
  • la qualité, la stabilité et l’efficacité de la formulation mise sur le marché et son prix de revient.
La couleur et le parfum des fleurs de lavandes permettent d’attirer les insectes pollinisateurs – © C. Slagmulder – Inra PACA

S’appuyer sur plus de science et de technologie

Il existe en fait un long chemin entre l’observation d’une propriété intéressante d’un composé sémiochimique et son application dans le domaine de la protection des plantes. Le développement de cette catégorie de produits nécessite de s’appuyer sur des connaissances scientifiques et les progrès technologiques. Il est donc nécessaire d’encourager les recherches fondamentales et appliquées avec l’objectif final de promouvoir une agriculture agroécologique scientifique et technologique.