La pollinisation des Aracées (2e partie) : des « histoires » d’attrape-nigauds.

Marc GibernauAngélique Quilichini

Helicodiceros muscivorus, l’Arum mange-mouches : Mouches calliphoridae dupées marchant sur la spathe à la recherche du cadavre… - © M. Gibernau
Helicodiceros muscivorus, l’Arum mange-mouches :
Mouches calliphoridae dupées marchant sur la spathe à la recherche du cadavre… – © M. Gibernau

Des interactions malhonnêtes ou de duperie

Dans un précédent article « La pollinisation des Aracées (I) : des «histoires» d’amour » (Jardins de France 636), nous vous avons présenté des exemples de pollinisation mutualiste. Il s’agit d’interactions où la plante assure sa production de graines via la pollinisation et où les (insectes) pollinisateurs obtiennent la ressource recherchée (nectar, pollen, partenaire sexuel, site de ponte).

Mais certaines espèces végétales ont développé des stratégies de pollinisation qui leurrent les pollinisateurs en signalant la présence d’une ressource qui n’existe pas. L’insecte pollinisateur visite alors la fleur, cherchant une ressource inexistante et de ce fait pollinise la fleur. On parle alors de pollinisation par duperie, une interaction de type antagoniste.

La duperie existe du fait même que les insectes pollinisateurs sont incapables de reconnaître le leurre tant qu’ils n’ont pas visité la fleur. La pollinisation par duperie existe chez de nombreuses familles de plantes à fleurs. Ce processus a évolué de nombreuses fois et de façon indépendante au cours de l’histoire évolutive. La duperie est surtout connue chez les Orchidées, une famille de plantes particulièrement diversifiée avec environ 6 500 espèces leurrant leurs pollinisateurs. La famille des Aracées occupe la deuxième place avec quelque 13 genres et pas moins de 500 espèces. Ces Aracées, telles que les Arum, Arisaema ou Dracunculus sont moins fréquentes dans nos jardins que les espèces mutualistes (Zantedeschia, Anthurium,…) du fait notamment de leurs senteurs florales désagréables.

Un leurre en deux étapes – un parfum attractif !

La première étape correspond donc à l’attraction des pollinisateurs. Les aracées « attrape-nigauds » attirent leurs pollinisateurs en imitant l’odeur de leur site de ponte, qui peut être de la matière organique en décomposition, des excréments, des champignons, voire des cadavres ! Cette attraction est principalement olfactive, mais les parfums émis ne sont pas précisément ce qu’il y a de plus délicat parmi les senteurs florales. Ainsi les insectes pollinisateurs sont-ils principalement des diptères et des coléoptères, saprophytes (se nourrissant de matières organiques en décomposition), coprophiles (consommant des matières fécales), mycétophiles (vivant et/ ou se développant dans les champignons) ou nécrophages (se nourrissant de cadavres).

Par l’odeur alléchés

Arum italicum : une chambre florale remplie de moucherons « nigauds » - © M. Gibernau
Arum italicum : une chambre florale remplie de moucherons « nigauds » – © M. Gibernau

Par exemple, le gouet d’Italie (Arum italicum), plante des sous-bois et lieux humides, imite le site de ponte de toute une cohorte de petits diptères tels les moucherons des éviers (Psychodidés), les mouches des lacs (Chironomidés) et les mouches des terreaux (Sciaridés). Lorsque les femelles diptères sont actives et cherchent à pondre leurs œufs, au crépuscule, les inflorescences de ce gouet émettent une odeur désagréable de matière végétale en décomposition, voire de matière fécale. La volatilisation des odeurs à la tombée de la nuit est facilitée par la production de chaleur par l’inflorescence[1] dont la température peut s’élever à près de 20 °C au-dessus de celle de l’air ambiant. L’attraction des pollinisateurs ayant lieu au crépuscule et en début de soirée, les stimuli visuels ne sont pas importants et les insectes « par l’odeur alléchés » sont seulement dupés. Autre exemple, en Corse l’arum mange-mouches (Helicodiceros muscivorus) est pollinisé durant la journée par des insectes nécrophages (mouches et coléoptères) qui pondent leurs œufs dans les cadavres de mammifères. Les pollinisateurs sont principalement des mouches de cadavres de la famille des Calliphoridés. Les inflorescences de cette aracée produisent une odeur nauséabonde de viande en décomposition riche en composés soufrés, à laquelle s’ajoutent la couleur chair de l’inflorescence et la présence de poils en surface. Enfin, la production de chaleur augmente significativement la capacité de l’inflorescence à leurrer ses pollinisateurs car l’odeur seule, sans chaleur, est moins attractive que lorsqu’elle est combinée avec de la chaleur. Un dernier exemple est l’Arum de Palestine (A. palaestinum) qui attire, en grandes quantités, des drosophiles ou mouches du vinaigre. L’odeur florale de cet Arum est composée de divers esters (acétates) d’acide gras qui imitent l’odeur résultant de la fermentation de denrées alimentaires dégradées par la flore microbienne.

Toutefois, les insectes attirés ne vont pas trouver le substrat pour le développement de leurs œufs et vont chercher à repartir mais les Aracées ont développé des adaptations permettant de les piéger.

L’inflorescence – le piège “parfait”

Arum italicum : les différentes pièces florales
Arum italicum : les différentes pièces florales

La deuxième phase du leurre floral est donc représentée par le piégeage des insectes dans l’inflorescence. Les inflorescences d’Aracées sont protogynes : la période de réceptivité des stigmates (phase femelle) prend fin avant la libération des grains de pollen (phase mâle). Cette caractéristique implique que les inflorescences, bien que constituées de fleurs mâles et femelles, ne peuvent pas être fécondées par leur propre pollen. Chez les Arum, la partie supérieure de la spathe forme un limbe lancéolé vertical qui laisse l’appendice visible, et sa partie basale, renflée autour des fleurs fertiles, forme une “chambre” florale. Cette “chambre” est quasi fermée dans sa partie supérieure par une constriction de la spathe. Des poils horizontaux se développent généralement sur le spadice au niveau de cette constriction. Ces structures sont en réalité des fleurs mâles modifiées qui forment ainsi une couronne compacte, obstruant l’entrée de la “chambre” florale. Ce système de piégeage perfectionné permet ainsi aux plantes de retenir leurs pollinisateurs dans la chambre florale pendant l’intervalle de temps séparant les deux phases sexuelles. Le premier soir de l’anthèse, lorsque les stigmates sont réceptifs, l’inflorescence émet sa senteur florale et la constriction est largement desserrée. Les insectes attirés tapent contre le limbe et tombent dans la chambre florale, ou glissent dans la chambre florale en voulant se poser sur la spathe couverte « d’écailles » de cire. Une fois dans la « chambre » florale, les poils les empêchent de s’envoler vers la sortie. La paroi de la « chambre » florale (mésophylle[2] spongieux) assure une bonne humidité et oxygénation, et des sécrétions stigmatiques abreuvent les insectes. Le lendemain soir, les stigmates ne sont plus réceptifs et les étamines arrivent à maturité. Le pollen tombe en pluie sur les insectes, les poils sèchent et les « écailles » de cire tombent, permettant aux insectes de grimper sur les parois de la « chambre » florale. Une fois à l’extérieur, ils vont s’envoler, chargés de pollen, à la recherche d’un site de ponte…ou tomber dans un nouveau leurre floral.

L’ingéniosité du vivant

La pollinisation par duperie a donc nécessité des adaptations florales particulières afin d’attirer des insectes qui, sinon, éviteraient de polliniser ces espèces. Ces interactions fleurs-pollinisateurs antagonistes mettent en évidence l’ingéniosité du vivant à développer différents traits morphologiques, physiologiques et/ou chimiques pour arriver à une même fin… produire une descendance.

À Lire…

– Gibernau M. et Quilichini A. 2015. La pollinisation des Aracées (I) : des « histoires » d’amour. Jardins de France n°636

– Gibernau M., Chartier M. et Quilichini A. 2014. Evolution des systèmes de pollinisation chez les Aracées. Espèces n°11 (Mars) : 20-29.

– Quilichini A. et Gibernau M. 2013. Leurre et chaleur : la pollinisation par duperie chez les Aracées. Stantari 31: 34- 43.

– Gibernau M. et Barabé D. 2012. Des fleurs à « sang chaud ». Pour la Science, Dossier N°77, Octobre-Décembre : 74-80.

– Gibernau M. et Chartier M. 2010. Les Aracées: une diversité d’arômes ou les différentes stratégies de la séduction. Les Courriers de la Nature 260: 26-32.

– Chartier M., Maia A.C.D. et Gibernau M. 2009. La pollinisation des Aracées. Insectes 155 (4): 3-5.

À voir…

Une vidéo de la pollinisation d’Arum italicum

Une vidéo de la pollinisation d’Arum maculatum  (attention image noire pendant les premières 45 secondes).

 

[1] La thermogenèse chez les plantes, et les Aracées en particulier, fera l’objet d’un prochain article.

[2] tissu foliaire impliqué dans la photosynthèse dont la face inférieure lacuneuse (comprenant de nombreux espaces intercellulaires) est garnie de stomates assurant le stockage et l’échange des gaz.