Une histoire de la défense des cultures : du néant à l’abus

Daniel Lejeune

Ce travail n’a aucune prétention à l’exhaustivité : une véritable mise en perspective historique de la défense des cultures justifierait un copieux ouvrage rédigé collégialement.

 

L’âge d’or de l’agriculture…et de quelques fléaux

C’était avant la mondialisation ou du moins la découverte de l’Amérique, de ses plantes et bientôt de ses nouveaux parasites. Pourtant les céréales étaient envahies d’adventices bien souvent introduites en même temps qu’elles et cultivées par la même occasion. Le coquelicot, le bleuet et le chrysanthème des moissons furent le drapeau tricolore des soucis agricoles jusqu’au XXe siècle, justifiant les techniques de jachère cultivée. La carie des grains atteint dans certaines régions plus de la moitié des récoltes et le mal des ardents, dû à l’ergot du seigle est à l’origine de mystérieuses épidémies [1] dédiées à Saint-Antoine. Les insectes et surtout les chenilles commettent périodiquement de très importants dommages contre lesquels on luttera jusqu’à la Révolution à grand renfort d’excommunications[2] et de procès religieux

 

 

Le siècle des lumières et l’aube du XIXe siècle

Des observations enfin rationnelles permettent en sciences naturelles et en agronomie de nombreuses avancées. C’est ainsi que Duhamel du Monceau peut décrire en 1728 la maladie du Safran qui sévissait alors en gâtinais, qu’en 1753, Parmentier publie son « Traité de la conservation des grains », qu’en 1777, l’abbé Teissier établit la responsabilité de l’ergot du seigle (Claviceps purpurea) dans le mal des ardents. En 1807, répondant à un concours lancé par la société des sciences de Montauban, Abraham-Bénédict Prevost publie enfin un célèbre mémoire sur la Carie du blé (Tilletia caries). C’est le Directoire qui, le premier, rendra obligatoire l’échenillage, maintes fois envisagé et jamais réalisé auparavant. Cette loi de l’an VI ne sera reprise et amplifiée qu’en 1890.

 

La période des grands fléaux de la pomme de terre et de la vigne maîtrisés par la science

En 1845, arrivent  dans les îles britanniques l’oïdium de la vigne et le mildiou de la pomme de terre. Ce dernier, détruisant successivement trois récoltes cause une effroyable famine en Irlande, y déterminant un grand mouvement d’émigration vers les Etats-Unis d’Amérique[3] Arrivé en France en 1849 dans les serres du potager de Versailles, l’oïdium de la vigne est rapidement maîtrisé grâce aux travaux de Duchartre et Grison, établissant l’efficacité des traitements soufrés. L’Allemand DE Barye, « père » de la pathologie végétale, montre en 1853 que les Urédinales et les Ustilaginales sont bien la cause des charbons et caries, la même chose à propos du mildiou de la pomme de terre. A la même époque, en France, Prillieux commence à enseigner la pathologie végétale. Vers 1861, une collection de vignes établie dans le Gard est probablement à l’origine de l’introduction du Phylloxera de la vigne. Les colonies ne sont pas en reste pour la précarité des récoltes : en 1866[4], une invasion de criquets (Schistocerca gregaria) détruit une grande part des récoltes, causant indirectement la mort d’au moins 250 000 personnes. Devant ce fléau, un ramassage massif sera organisé en 1888, avec un résultat ahurissant : 70 000 m3 de  jeunes criquets et 10 000 m3 d’oothèques collectés ! Cette période, riche en progrès techniques est marquée par la révolution pasteurienne et la prise en considération générale des microorganismes. En 1874, Pasteur publie le résultat de ses travaux relatifs à la flacherie du ver à soie. Il évoque à cette occasion la possibilité d’utiliser des micro-organismes pour lutter contre les insectes nuisibles aux cultures. En 1886, Mayer découvre la nature infectieuse de la mosaïque du tabac. Le champ des ennemis des cultures connus s’accroît avec les virus. En 1888, Prillieux crée la première station de recherche en pathologie végétale


L’après-guerre de 1914-1918 : nicotine et gaz de combat

Jusqu’à la fin des années 1930, l’agriculture et l’horticulture furent très démunies en matière de protection phytosanitaire. Malgré de multiples essais, les matières efficaces se limitaient encore à une bonne dizaine. Le soufre ou les sels de cuivre contre les champignons parasites, les arsenicaux, la roténone[5] ou les pyrèthres[6] et surtout la nicotine de la régie des tabacs associée au savon noir contre les insectes phytophages et, depuis la fin de la guerre, les stocks militaires de certains gaz de combat, telle la chloropicrine utilisée pour les traitements sous bâche des arbre fruitiers et autres. Pourtant les recherches s’organisent et s’intensifient : la station de phytopathologie de Prillieux est installée à Versailles. Le décret du 1er mai 1911 crée le service d’inspection phytopathologique des cultures horticoles. De son côté, la lutte contre les adventices, que l’on nomme encore « mauvaises herbes » en est à ses balbutiements. Seul Rabate avait mis au point une technique de désherbage sélectif des blés à l’acide sulfurique. Le désherbage « industriel » des voies de chemin de fer est sans doute à l’origine de grands progrès dans les années 1920 pour les zones non cultivées[7]. Les travaux de Botjos et des japonais en 1920[8], montrent l’implication des pucerons dans la transmission des virus Les dangers des plantes invasives trouvent un premier exemple frappant : celui de l’envahissement de 24 millions d’hectares australiens par le cactus raquette (Opuntia) contre lequel on inaugure une forme de lutte biologique en introduisant un insecte phytophage (Cactoblastis cactorum). Le CNRA de Versailles comporte dorénavant un laboratoire de phytopharmacie[9]. Un nouvel insecticide d’origine végétale est extrait des écorces de Quassia.

 


[1] L’Europe fut plusieurs fois sévèrement touchée par la prolifération de l’ergot du seigle en particulier au moyen-âge, en 945, 983, 1039 et 1041. Une nouvelle épiphytie fut à l’origine de la « gangrène des solognots », qui fit entre 7000 et 8000 victimes au XVIIe siècle.

[2] Excommunications épiscopales à Laon en 1120, à Grenoble en 1543. Procès à Valence en 1585

[3] On estime à un million de morts les effets de la famine irlandaise des années 1846 et suivante. Un autre million auraient émigré. 

[4] Des invasions de criquets pèlerins avaient déjà été constatées en 1816 et en 1845.

[5] La roténone tire son nom de l’appellation japonaise « roh-ten » du Derris chinensis à partir duquel elle a été isolée en 1902 par NAGAI.

[6] La valeur insectifuge de la poudre de Pyrèthre était connue depuis le début du XIXe siècle (Illustration Horticole 1893 p 15).

[7] Le domaine ferroviaire était et reste sans doute le second ensemble foncier national après celui du ministère de la défense.

[8] Recherches sur le virus de l’enroulement de la pomme de terre.

[9] C’est RAUCOURT qui appela ainsi son laboratoire en 1934.


 

L’occupation et le régime de Vichy : création de la Protection des végétaux

Le doryphore (Leptinotarsa decemlineata) avait débarqué avec les troupes américaines à Bordeaux en 1917 et avait atteint le département de la Creuse en 1939. Il allait bientôt déferler sur l’Europe entière, presqu’au même rythme que les troupes allemandes. Dans une économie d’occupation et donc de restrictions alimentaires, il était vital de prévenir l’arrivée de nouveaux fléaux agricoles. La loi du 25 mars 1941 crée et organise le service de la Protection des Végétaux. En 1942, le français Dupire découvre les intéressantes propriétés du Lindane (isomère gamma du HCH). En 1943, la loi française réglemente la vente des spécialités phytosanitaires et organise l’homologation des pesticides sous la responsabilité conjointe de l’Institut de Recherche d’Agronomie et de la Protection des Végétaux. Les propriétés insecticides du DDT[10] sont mises en évidence par Müller  en 1939 et la molécule est industrialisée aux USA à partir de 1942. En 1944, le parathion-éthyle, synthétisé par Schradler est mis en vente. Linquist montre que le sang de lapins ayant absorbé du DDT devient toxique pour les punaises des lits…c’est le début de la lutte endothérapique !!

 

Après la guerre : agriculture industrielle, hormones et doutes sur l’infaillibilité du système

En 1946, se tient à Louvain (Belgique), le premier congrès international de phytopharmacie. Plusieurs études mettent en évidence l’apparition de résistance aux pesticides chez les insectes[11]. On dénombre déjà 14 espèces concernées en 1948. Le DDT (Dichlorodiphényltrichloroéthane) et l’HCH (hexachlorocyclohexane) arrivent en France en 1950 et Geigy met au point les triazines, importante famille de phytocides dont plusieurs sont sélectifs du maïs. En 1956 La société de phytiatrie et de phytopharmacie est créée, ainsi que la Commission des Essais Biologiques. L’agriculture bénéficie de la mise au point des hormones végétales de synthèse, parmi lesquelles l’acide 2,4 dichloro-phénoxyacétique[12] s’avère un désherbant sélectif des graminées et donc des gazons. Le feu bactérien (Erwinia amylovora) arrive en Angleterre en 1957. En 1960, on isole et analyse la phéromone du ver à soie, prélude à la lutte par piégeage sexuel des Lépidoptères phytophages. En 1962 paraît aux USA la célèbre alarme de Rachel Carson « Le printemps silencieux », bientôt suivi du livre de Jean Dorst « Avant que nature meure » : les deux ouvrages dénoncent les risques irréversibles que les pollutions chimiques font courir aux écosystèmes naturels. En 1963, Staron découvre le Thiabendazole, premier fongicide systémique. Le paraquat, désherbant total, vante son effet de « labour chimique » et les huiles de pétrole sont utilisées en désherbage précoce de cultures maraîchères (carottes et oignons). En 1969, c’est une liste de 224 espèces d’arthropodes (insectes ou acariens) qui sont résistantes aux pesticides.

 

Fin des années 1960 : le printemps silencieux et le poulet aux hormones

En 1964, Jean Ferrat chante « La montagne » et stigmatise ensemble HLM et poulet aux hormones. L’après 1968 voit le développement de mouvements « écologistes » prônant une vie saine et un retour à une nature « sans produits chimiques ». Beaucoup reviendront de leur escapade en Lozère ou d’ailleurs, mais un certain message était néanmoins passé. En 1970, le VIIe congrès de la protection des plantes émet le souhait d’une prise en compte accrue de l’environnement. En 1971, l’année de spécialisation des futurs ingénieurs horticoles, dont je fais partie comporte une année d’option « défense des cultures » durant laquelle les différents intervenants insistent sur les limites du « tout chimique » et la nécessité de prendre en compte protection des pollinisateurs, lutte biologie et intégrée, toxicité chronique des doses mises en œuvre. En 1972 : autorisation de vente pour le Bacillus thuringiensis. En 1976, Biliotti crée en lien avec le CNRS, le laboratoire des médiations chimiques. En 1990, plus de 500 espèces d’insectes résistent aux pesticides.

 

Aujourd’hui : jardiner sans pesticides est-ce possible ?

La peur d’un environnement pollué et néfaste pour la santé, la nostalgie d’un temps réputé meilleur et de prés où l’herbe était plus verte. La croyance surtout en une nature exclusivement bienfaitrice amène les « consom’acteurs » les mieux pensants et aussi les moins démunis financièrement à prôner la consommation de produits bio et issus si possible du terroir immédiat. Sont rejetés en bloc l’ensemble des intrants agronomiques : les pesticides dont on a certes abusé et dont la présence dans les eaux est préoccupante, mais aussi les engrais. Sont rejetées les variétés modernes et au premier chef les fameux OGM[13] et naturellement le fameux Glyphosate[14] qui va si souvent avec ! Vive le fumier de ferme (mais il n’y en a presque plus), vivent les variétés anciennes (elles sont souvent dépassées et ne protègent en rien des affections parasitaires). Ces tendances ne sont pas nouvelles, il y a longtemps que les jardiniers « secrètement avertis » luttent contre le mildiou de la tomate avec du fil de cuivre, qu’ils désinfectent les plaies de taille en les frottant d’oseille …le jardinage, c’est magique ! Oui, cultiver sans pesticides est possible…cultiver sans récolte l’est aussi. Ce n’est pas trop grave chez l’amateur, mais le professionnel ne peut prendre de risques excessifs et si l’on prend en considération l’alimentation mondiale… Les plans Ecophyto, sous-tendus par l’objectif d’une amélioration significative de la qualité des eaux en France, dont la SNHF est membre actif,  visent à expliquer aux amateurs comment réduire raisonnablement leurs stocks de pesticides et le nombre de leurs applications tout en gardant un espoir raisonnable de cueillir le fruit de leur labeur.

 

Chronologie générale de la Défense des Cultures

 


[10] synthétisé en 1874 par ZEIDLER. Le DDT remportera un succès éclatant à Naples dans la lutte contre le typhus où 2250 000 personnes furent traitées.

[11]  En Suède (1947), les mouches domestiques résistent à des doses de DDT 100 à 200 fois supérieures à la moyenne. En Egypte (1949) les mouches deviennent résistantes au HCH…en 1958, les rats deviennent résistants aux anticoagulants…

[12] L’un des composants du fameux « agent orange »  de la guerre du Vietnam ! 

[13] Organismes Génétiquement Modifiés, résultats du greffage de gênes plus ou moins « exotiques » et dont le principal défaut est l’usage économiquement hégémonique qu’en font certaines firmes multinationales.

[14] Herbicide « total ».

 

1 thoughts on “Une histoire de la défense des cultures : du néant à l’abus”

  1. Il s’agit de (Isaac-)Bénédict Prevost. Le mémoire imprimé à Montauban comme différents articles publiés par ce Prevost montrent que son prénom d’usage était Bénédict.

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