Réintégrer l’agriculture en ville

Prix de thèse 2023 de la SNHF pour « Architecture, ambiance et agriculture urbaine », Rémi Junquera revient, pour Jardins de France, sur un sujet qui fait régulièrement l’actualité, car il mixe réalité, vœux pieux et désirs politiques et écologiques : la place de l’agriculture en ville.

Plantation de poireaux dans les jardins du Louvre en 1943
Plantation de poireaux dans les jardins du Louvre en 1943 © Agence Roger-Viollet

Depuis plusieurs décennies, l’urbanisation renvoie assez spontanément et pertinemment à l’idée de densité, de contiguïté et d’espaces minéralisés. Mais dans cette concentration urbaine, la ville laisse également des espaces « vides », ouverts et non bâtis, où peuvent émerger diverses formes d’agricultures urbaines. La réintégration de pratiques agricoles en ville permettrait alors d’apporter des dynamiques environ­ nementales, sociales et économiques favorables à l’apparition et au maintien de modes de vie urbains soutenables.

En intégrant des fermes urbaines (1*), de nouvelles ambiances pourraient apparaître et transformer les perceptions sensibles des habitants. Mais alors, dans nos villes actuelles densément habitées qui ont oublié l’agriculture, comment insérer à nouveau et durablement des pratiques agricoles urbaines à proximité de logements, notamment lorsqu’il s’agit d’activités professionnelles à vocation économique ?

Le temps long de l’agriculture et de la ville

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’agriculture en ville n’est ni une mode, ni une tendance nouvelle, mais un organe vital au métabolisme des villes. Elle s’inscrit dans une permanence historique étendue qui répond à des besoins fondamentaux, à des volontés ou à des envies des habitants ou des acteurs publics. Elle apparaît, augmente, diminue ou disparaît selon les transformations socio-économiques et fonctionne comme un curseur d’adaptabilité aux fluctuations climatiques, économiques et sociales. On constate notamment des évolutions importantes durant le mouvement hygiéniste, la révolution industrielle et les guerres mondiales. Toutefois, il est important de souligner un déclin important des rôles alimentaires, économiques, sociaux, ambiantaux et imaginaires de l’agriculture en ville à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, à l’aune de la société de consommation. Ainsi, malgré cinq siècles d’existence majeure, la quasi-disparition des pratiques agricoles en ville compose notre héritage contemporain le plus proche.

Coupe de principe de la toiture cultivée du projet « habiter une ferme urbaine »
Coupe de principe de la toiture cultivée du projet « habiter une ferme urbaine » © R. Junquera

La réémergence de l’agriculture en ville

Toutefois, l’agriculture n’a pas totalement disparu des villes contemporaines. Au contraire, elle réémerge de plus en plus dans le tissu urbain et péri-urbain français, européen, ainsi que dans de très nombreuses villes dites « du nord ». Notre étude a permis de démontrer que l’agriculture urbaine contemporaine, et plus précisément les fermes urbaines construites (3*), développe une grande diversité de formes et de techniques, dans le but d’apporter des dynamiques principalement sociales et environnementales. Les valeurs alimentaires restant plutôt relatives et la dimension économique encore fragile, bien qu’en évolution rapide. De plus, l’étude souligne les retours faits par les habitants qui vivent dans, ou à proximité de ces fermes urbaines.

Aucune ambiance négative n’a été relevée en ce qui concerne la proximité des habitations avec les activités de la ferme urbaine. Les habitants témoignent que les perceptions visuelles, sonores et olfactives peuvent influer favorablement sur leur perception depuis leur logement. Les ambiances produites par la présence du cultivateur et les activités jardinières des habitants participent alors à l’identité sensorielle du logement, de la rue, du cœur d’îlot. La ferme urbaine produit des sonorités différentes de celles de la ville, elle apporte des sons de nature ou liés à des activités agricoles qualifiés positivement, voire agréables.

Concevoir une ferme urbaine habitée

À la lumière des considérations précédentes, il semble nécessaire d’aller plus loin dans la démarche de recherche et d’expérimenter la construction de fermes urbaines. Ainsi, la première expérience, nommée « Habiter une ferme urbaine », consiste à imaginer et à construire une ferme urbaine dans, sur et autour d’un îlot de logements collectifs sociaux, afin que la ferme et le logement ne constituent plus des entités séparées, mais un ensemble capable de proposer une nouvelle manière d’habiter. Situé dans le VIIe arrondissement de Lyon, le projet est un champ d’expérimentation à la fois architectural, agricole et ambiantal qui permet de questionner et d’éprouver nos imaginaires et nos manières de produire un habitat collectif écoresponsable associé à des dimensions sociales, environnementales, économiques et alimentaires. En pratique, l’expérimentation consiste à élaborer une étude de faisabilité pour constituer un cahier des charges pour un concours de maîtrise d’œuvre. Ce cahier est aussi conçu comme un guide méthodologique qui a pour vocation d’aider, d’orienter, d’accompagner et d’enrichir la réflexion des concepteurs afin de réaliser un projet innovant et initiateur d’autres concours d’architecture.

Insertion d’une serre agricole au-dessus de places de stationnement à Annemasse
Insertion d’une serre agricole au-dessus de places de stationnement à Annemasse © R. Junquera

Implanter une « ferme urbaine diffuse »

La seconde expérimentation consiste à créer un réseau d’espaces agricoles urbains hétérogènes dans le quartier du Perrier à Annemasse (Haute-Savoie). Cette « ferme urbaine diffuse » a pour ambition d’améliorer la cohésion sociale, de multiplier les usages, d’offrir un paysage multisensoriel, de développer et de sensibiliser les habitants à l’agriculture urbaine, à l’alimentation locale, saine et équilibrée.

À cette expérimentation s’intègre également un prototype innovant de « serre agricole au-dessus de places de stationnement ». L’enjeu urbain, architectural et agricole est de développer des surfaces supplémentaires à la « ferme urbaine diffuse » et notamment de renforcer sa rentabilité économique. Ainsi, les linéaires de places de stationnement ont été identifiés comme un potentiel important pour multiplier les surfaces agricoles. Composée de modules préfabriqués, la serre est facilement transportable, montrable et démontable. À son stade prototypal, elle se pose au-dessus de quatre places de stationnement, ce qui constitue une emprise au sol d’environ 50 m².

En perspective

À travers ces expérimentations, on constate que la création d’une ferme constitue un nouveau programme urbain et architectural, accompagné des dimensions sociales, économiques et environnementales sous-jacentes. La réussite d’un tel programme suppose cependant quelques précautions afin de réintégrer durablement des pratiques agricoles urbaines à proximité de logements : réunir une équipe interdisciplinaire ; étudier le contexte et définir les axes du projet commun ; combiner la program­mation agricole et les enjeux environnementaux ; associer le voisinage ; établir la stratégie économique de la ferme urbaine ; tenir compte de l’histoire de la ville et de l’alimentaire ; vérifier la faisabilité par un prototype, support de communication avec les habitants.

 

Rémi Junquera

Architecte-urbaniste, docteur en architecture et spécialiste des agricultures urbaines

 

(1*) Une « ferme urbaine » renvoie à une agriculture urbaine professionnelle dont les enjeux sont aussi bien sociaux, environnementaux, qu’économiques.

(2*) Question principale soulevée dans la thèse de doctorat en architecture : « Architecture, Ambiance et Agriculture urbaine » ENSA Lyon, EVS-LAURe, AAU-CRESSON, chaire partenariale « Habitat du futur », Rougerie+Tangram.

(3*) « La ferme du rail » à Paris, le « 8e Cèdre » à Lyon et les « Jardins perchés » à Tours.

 

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

– Florent Quellier, Histoire du jardin potager, Paris, Armand Colin, 2012.
– Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2021.
– Carolyn Steel, Ville affamée. Comment l’alimentation façonne nos vies, Paris, Rue de l’Échiquier, 2016.