La pollinisation rusée des orchidées

Bertrand Schatz

Figure 1. La fleur du sabot de Vénus, avec son labelle particulier, seule espèce européenne à utiliser le piège à odeur – © B. Schatz

Pièges à odeur, leurres visuels ou sexuels : les orchidées développent des stratégies complexes et efficaces pour attirer les pollinisateurs …

Les orchidées forment une famille tout à fait unique représentant environ 10 % des espèces de plantes à fleurs et plus de 40 % des monocotylédones. Souvent richement colorées et ornementées, leurs fleurs sont à symétrie bilatérale avec un pétale central différencié en labelle, où atterrissent les insectes. Leur pollen est regroupé en pollinies dont la base collante permet le transport par les insectes pollinisateurs. Une fois prélevée, la pollinie se courbe souvent en quelques dizaines de secondes, ce qui facilitera le dépôt de pollen sur le stigmate d’une autre fleur et donc sa pollinisation. La pollinie est une structure morphologique florale permettant qu’une seule visite de pollinisateur puisse féconder les très nombreux ovules de chaque fleur. Ainsi, un seul pollinisateur permet la production de milliers de graines : les orchidées peuvent donc supporter de faibles taux de pollinisation ce qui favorise différentes stratégies d’attraction des pollinisateurs par tricherie.

Pièges et leurres

Les orchidées sont aussi connues pour la diversité de leurs stratégies d’attraction des pollinisateurs. En Europe, il existe plus de 500 espèces sauvages d’orchidées dont quelques-unes qui s’auto-pollinisent. Cependant, environ deux tiers d’entre elles ne produisent pas de nectar, mais utilisent trois stratégies différentes pour attirer néanmoins les insectes pollinisateurs : le piège à odeur, le leurre visuel ou le leurre sexuel. Le célèbre sabot de Vénus (Cypripedium calceolus) est la seule espèce européenne à utiliser le piège à odeur  (Fig. 1). Son labelle est en forme de poche dans lequel tombent certaines abeilles sauvages (des genres AndrenaLasioglossum et Halictus) attirées par l’odeur émise. Elles en ressortent en s’accrochant à une rangée pileuse interne mais par un passage obligé entre staminode et étamines, qui permet le dépôt systématique de pollinies sur le dos de l’insecte, celui-ci assurant ensuite la pollinisation lors de sa prochaine visite d’un autre sabot.

Insectes dupés

La stratégie du leurre visuel est plus répandue et pratiqué par plusieurs genres d’orchidées, avec différentes variantes : imitation morphologique d’un abri naturel (ou d’une loge de nid d’abeilles) pour la majorité des Serapias ; exploitation de la naïveté des insectes par des floraisons précoces chez certaines espèces d’Orchis ; imitation morphologique d’espèces nectarifères chez l’orchis pyramidal (Anacamptis pyramidalis) (Fig. 2) ou chez certaines espèces de Dactylorhiza. Enfin, l’utilisation de la fleur comme leurre sexuel est surtout le fait des espèces du genre Ophrys. Leur labelle mime la forme, la taille, les couleurs (et parfois la pilosité) des femelles d’insectes, ce qui attire les mâles. Mais surtout, ce labelle émet une odeur très voisine de la phéromone sexuelle de ces femelles et il devient ainsi un leurre sexuel spécifique pour ces insectes mâles. Ainsi dupés, ceux-ci tentent de copuler avec le labelle (comportement de pseudo-copulation) et, par leurs mouvements, ils entrent au contact avec les pollinies qui se collent sur la tête ou sur l’abdomen selon l’espèce d’orchidée considérée. En répétant leurs tentatives, ces mâles déposent les pollinies sur le stigmate d’autres fleurs et assurent ainsi la pollinisation très souvent de façon spécifique (Fig. 3). Pour ces trois stratégies déceptives, le taux de pollinisation est nettement plus faible et ces plantes arborent souvent des couleurs et des ornementations attractives.

Figure 2. Un papillon Gazé en train de polliniser l’orchis pyramidal en allant chercher avec sa trompe le nectar au fond du long éperon de la fleur – © B. Schatz
Figure 3. Le pollinisateur spécifique de l’ophrys petite mouche, avec une pollinie sur une patte – © B. Schatz

Interaction mutualiste

Que l’insecte soit attiré par naïveté ou qu’il recherche sa nourriture ou son partenaire sexuel, c’est l’orchidée qui exploite à son compte ses différents comportements. Morphologie et écologie sont ici très liées, puisque le groupement du pollen en pollinie autorise que de rares visites d’insectes soient très efficaces pour produire de nombreuses graines. Reste un tiers des espèces qui produisent du nectar, présent sur le labelle dans un petit réceptacle (hypochile) chez le genre Epipactis ou le long d’un sillon central chez la listère ovale (Listera ovata). Le nectar peut aussi être produit au fond d’un éperon parfois assez court comme chez l’orchis grenouille (Coeloglossum viride) ou chez le genre Spiranthes à destination des insectes à langue courte (abeilles, bourdons), ou d’un éperon plus long, comme chez le genre Platanthera donc à destination d’insectes munis d’une trompe longue, c’est-à-dire des papillons. Insectes et orchidées interagissent ici de façon mutualiste où l’un se nourrit et l’autre est pollinisée ; dans ce cas, les fleurs sont souvent vertes ou peu ornementées.

Les protéger dans leur milieu naturel

La diversité en orchidées se retrouve surtout en milieu tropical où il existe plus de 20 000 espèces. Elle est également marquée par une grande diversité de stratégies d’attraction des pollinisateurs qui s’y trouvent nombreux dans ce milieu : ils exploitent également le nectar mais aussi les cires ou des composés lipidiques qu’ils utilisent pour la construction de leur nid ou leur alimentation. Les modes d’attachement des pollinies sur ces insectes sont aussi très diverses. Ce foisonnement d’espèces et d’écologies sont issues de leur évolution, ce qui explique pourquoi les fleurs y sont souvent assez grandes et très ornementées. Ces plantes peuvent être terrestres mais sont souvent épiphytes (poussant le plus souvent sur un tronc ou des branches) voire même lithophytes (poussant sur des pierres). Les particularités de ces espèces tropicales ont fortement favorisé les cultures horticoles d’orchidées, ainsi que la pratique de l’hybridation pour multiplier les patrons floraux de couleur et de forme, et de plus en plus de la multiplication végétative pour produire en nombre ces espèces. Il est à souhaiter que ce perpétuel émerveillement pour les orchidées tropicales, comme européennes, se traduise en actions pertinentes de conservation de toutes ces espèces dans leur milieu naturel.

La fleur, une zone de fragilité

La fleur est l’endroit de la plante où se réalise la reproduction, souvent grâce à la pollinisation des insectes. C’est pourquoi elle est l’objet de l’évolution des interactions entre plantes et insectes. Mais pourquoi les plantes ne produisent pas de grosses fleurs pour attirer plus d’insectes et ainsi être mieux pollinisées ? Comme souvent dans l’évolution des espèces, c’est un compromis qui régit la taille des fleurs où les petites sont favorisées pour des raisons d’immunité. La petite taille des fleurs et les protections des parties reproductives permettent une plus faible exposition à différents agents pathogènes, apportés par les insectes. Il s’agit de champignons (sur les pétales et les styles), de levures (souvent dans le nectar) et de maladies sexuellement transmissibles. Cette question est surtout importante pour le stigmate, la partie femelle de chaque fleur qui est souvent collante pour retenir les grains de pollen. Il est donc très exposé à ces agents, mais aussi aux poussières, aux spores et aux grains de pollen d’autres espèces, qui peuvent tous réduire le succès reproducteur. Donc, si les fleurs sont petites et leur intimité cachée, ce n’est pas pour être discrètes et prudes mais c’est plutôt pour se protéger car elles sont la zone la plus fragile des plantes.

B. Schatz