Les plantes reines de l’évasion

Daniel Lejeune

Les plantes ne sont pas des êtres immobiles, ce qui les opposerait facilement aux animaux, doués d’organes locomoteurs. Elles développent des trésors d’invention pour perpétrer l’espèce. Grandes voyageuses, certaines pratiquent le saut d’obstacle, ou jouent les passagères clandestines. Pas toujours appréciées du jardinier qui voit pousser dans son carré des plantes pas forcément désirées !

 

Schizocarpe de Géraniacée

Schizocarpe de Géraniacée © D. Lejeune

 

Les premières utilisations du cinématographe ont permis de reconstituer en accéléré, à partir de clichés régulièrement répartis dans le temps, le mouvement des plantes en développement. La germination, le développement des feuilles, la croissance et l’enroulement de tiges volubiles, l’épanouissement de la fleur sont alors mis en évidence d’une manière éclatante. Mais ce qui est vrai au niveau de l’individu, l’est aussi, et peut-être surtout, au niveau de la société composant l’ensemble d’une colonie et même d’une espèce.

 

Hors zones

L’observation de la répartition géographique des plantes montre l’existence de zones originelles et de zones d’expansion, corroborée plus récemment par les études de génétique des populations. On connaît, par exemple, la reconquête de territoires septentrionaux par le chêne à l'issue de la dernière glaciation. L'étude comparée des flores continentales montre les similitudes et les dissemblances liées à la fois à l'histoire des climats et à la dérive des continents. L’étude des flores insulaires démontre l’origine exogène des espèces qui peuplent les terres les plus récemment émergées, à partir de territoires plus ou moins éloignés. C'est en particulier le cas aux Mascareignes (Réunion, Maurice, Rodrigues), émergences volcaniques issues de l'activité d'un « hot spot »

 

Les végétaux voyagent

L’introduction plus ou moins volontaire et plus ou moins maîtrisée d’espèces exotiques à un territoire est l’occasion d’observer les facultés conquérantes des végétaux. Les variations climatiques s’accompagnent de modifications visibles et mesurables dans les aires de répartition des plantes, notamment en altitude. A titre individuel ou à titre collectif, les végétaux voyagent donc. C’est en fait une condition indispensable de la succession durable de leurs générations et donc de la conservation naturelle des espèces. Lorsque des territoires vierges et propices s’ouvrent à elles, elles en profitent, bien sûr, quitte à entrer en compétition  avec d’autres espèces autochtones ou migrantes elles-mêmes. Les pionnières sont les plus remarquables, car elles sont les premières à débarquer sur les sols vierges ou dégradés. Le spectacle en est fameux sur les laves à peine refroidies du piton de la fournaise (Nephrolepis abrupta) ou sur les talus routiers récemment profilés (Sarothamnus scoparius)
 


Bougeotte potentielle

La renouée du Japon est une des plantes les plus conquérantes. Il en résulte que la plante de jardin est une migrante potentielle et que, sauf vigilance du jardinier, elle ne restera pas nécessairement à son emplacement assigné. Les plus modestes en la matière déplacent leur souche de quelques décimètres ou de quelques mètres par an. Cette bougeotte potentielle est d'ailleurs à la base du fameux « Jardin en mouvement » cher au  paysagiste Gilles Clément. Les plus conquérantes sont capables de bonds impressionnants. Je viens de trouver deux stations de renouée du Japon (Polygonum Sieboldii, aujourd'hui Fallopia japonica) au point culminant de la falaise d'Etretat ; ce ne sont vraisemblablement pas des plantations intentionnelles ! Et les stratégies d’évasion dans le monde des plantes de jardin ne manquent pas !

 

Sarothamnus scoparius, souvent pionnière sur les nouveaux talus - © D. Lejeune

La renouée du Japon est une des plantes les plus conquérantes - © D. Lejeune

1: Sarothamnus scoparius, souvent pionnière sur les nouveaux talus - © D. Lejeune
2: La renouée du Japon est une des plantes les plus conquérantes

 

Celles qui s’évadent par les souterrains

Ce sont les drageonnantes, vivaces ou ligneuses, capables de régénérer des entités complètes à partir de bourgeons portés par des racines (Prunus domestica) ou des tiges souterraines spécialisées, les rhizomes (Framboisier, beaucoup de Bambous et d'ailleurs de Graminées). Cette stratégie de la conquête infiltrée est particulièrement gênante lorsque ce sont les adventices qui l'adoptent : petite Oseille (Rumex acetosella), Liseron des champs (Convolvulus arvensis), Chiendent (Agropyrum repens) car les tentatives d’éradication mécanique se traduisent la plupart du temps par une multiplication végétative accélérée (Cyperus esculentus)

 

Les franchiseuses d’obstacles

Certaines plantes font le mur : ce sont des plantes-kangourou, qui progressent par bons en lançant de longues tiges arquées s’enracinant aussitôt par leur extrémité apicale. Les Ronces communes (Rubus fruticosus), avec ou sans épines en sont un trop bon exemple. D’autre rampent sous les barbelés : avec des tiges plaquées au sol, s’enracinant, puis s’élevant à nouveau avec l’opportunité d’un support : c’est la stratégie du Lierre (Hedera helix) ou du Fusain du Japon (Evonymus japonicus). C'est aussi celle de diverses plantes tropicales : le Ficus repens de nos jardins d'hiver ne demande qu'une « échelle » pour finalement exprimer un branchage à part entière.

 

Le bambou conquiert son territoire par ses drageons - © D. Lejeune

La ronce est un bel exemple de plante kangourou - © Rubus

3: Le bambou conquiert son territoire par ses drageons
4: La ronce est un bel exemple de plante kangourou - © Rubus


Arctium lappa - © D. Lejeune

Arctium lappa. La Bardane est célèbre pour s’accrocher à l’homme ou aux animaux et se faire véhiculer - © D. Lejeune

 

Des voyageuses profiteuses

Certaines plantes  s’assurent de la coopération des animaux en élaborant des fruits attractifs (baies, drupes…) qui sont consommés et digérés. Les graines, libérées de leurs dormances par les sucs digestifs, sont alors dispersées sur des distances parfois considérables. Un exemple nous est donné par le Gui (Viscum album), plante hémiparasite dispersée sur les perchoirs des grives ou des pies. On cite également le Geai comme le plus grand forestier de France, eu égard à son rôle dans la diffusion des glands et de la reconquête du territoire après la dernière glaciation. Il y a aussi les plantes qui jouent les passagers clandestins. Leurs fruits secs, leurs graines ou parfois leurs propagules ont acquis la faculté de s’accrocher dans le pelage, le plumage ou les vêtements de vecteur à deux ou quatre pattes. C’est ainsi que les moutons véhiculent dans les vallées la semence de plantes d’altitude, que la Bardane (Arctium lappa) est compagne de voyage des lièvres et que l’homme distribue diverses adventices sous la semelle de ses chaussures ou dans ses valises de touriste, inconsciemment ou d’une manière préméditée. Et les Violettes ne font-elles pas confiance à des fourmis pour disséminer leurs graines !

 

La clématite voyage grâce à ses akènes plumeux - © D. Lejeune

Clematis vitalba fruits - © D. Lejeune

Des plantes aux courants

Parmi les plantes qui s’en remettent au hasard des courants, l’exemple des palmiers est bien connu. Le célèbre palmier des Seychelles ou coco-fesse, a souvent été évoqué sous le nom de cocotier des Maldives (Lodoicea maldiviana) car on n’en a longtemps connu que le lieu d’atterrissage. Le cocotier des plages enchantées s’est divulgué d’île en île grâce à la flottabilité des drupes. A contrario, les semences très légères et dotées de plumes, ailes ou parachutes gravitationnels ou ascensionnels, peuvent être portées à une certaine distance de leurs géniteurs : akènes plumeux des clématites (Clematis vitalba) les samares d’orme (Ulmus sp), de frêne (Fraxinus sp), d’érables (Acer sp)…. Les plantes aquatiques disséminent en général leurs semences par flottaison en surface, telles Moïse confié au Nil dans un couffin.

 

Celles qui prennent la poudre d’escampette

Les plantes à fruits « explosifs », dans lesquels la tension longuement accumulée dans les enveloppes au cours de la maturation, se résout finalement par une fragmentation brutale, dispersant les graines comme la mitraille d’une grenade. Le sablier élastique ou « pet du diable » (Hura crepitans) est une curiosité dans la famille des Euphorbiacées, du fait de sa singularité acoustique, mais la Balsamine (Impatiens noli-tangere), l'Oxalis (Oxalis acetosella) utilisent de tels subterfuges. L’Hamamelis produit un fruit contenant deux graines et fonctionnant comme un mini-canon.Le comble du perfectionnement pour les espèces colonisatrices des murs et parois rocheuses, est d’exploser dans une direction sélective, assurant les meilleures chances de réimplantation favorable comme chez la Ruine de Rome (Linaria cymbalaria)

 

Nomades horticoles

Le saut à la perche est une spécialité des Alliacées, dont la tige fructifère s’effondre au sol à maturité, progressant ainsi par bonds successifs, tels des reports de compas sur une carte. La technique est particulièrement spectaculaire chez l’Oignon rocambole (Allium cepa viviparum), dont les fleurs sont remplacées par des bulbilles s‘enracinant dans la foulée, si l’on peut dire. Ces stratégies sont variées chez les plantes vivaces et aussi chez les ligneux (pour faire savant et nous référer aux types morpho-écologiques de Raunkiaer, nous dirons chez les Cryptophytes, les Chamaephytes et les Phanerophytes). Les annuelles n'ont d'autre choix que de miser sur la dissémination des semences. On les retrouve çà et là dans le jardin ou à ses abords. Beaucoup d'entre elles sont ainsi des nomades horticoles (Sauge sclarée, Œillet des Chartreux, Gaillarde, Rue officinale…). Enfin nombreuses sont celles qui ne mettent pas tous leurs œufs dans le même panier, et  jouent tout à la fois la conquête en tache d’huile et la colonisation lointaine par parachutage. La renouée du Japon semble aujourd'hui fonctionner ainsi et ses cohortes deviennent redoutables.
 

Le « pet du diable » se singularise par le son qu’il émet (in Histoire des plantes de Figuier) - © D. Lejeune

Exemple de dissémination : celui de la Scorzonera - © D. Lejeune

1: Le « pet du diable » se singularise par le son qu’il émet (in Histoire des plantes de Figuier) - © D. Lejeune 
2: Exemple de dissémination : celui de la Scorzonera - © D. Lejeune

 

Quelques astuces contre la dissémination au jardin ?

Les recettes sont peu nombreuses pour empêcher la prolifération des plantes dans son jardin :
- La plantation en pot hors sol ou « gobeté » dans la plate-bande ;
- L'installation de barrières physiques, plaques ou films plastiques étanches et descendant profondément à la verticale de la limite du territoire imparti.
- La réalisation de barrières phytotoxiques (tranchées étroites remplies de déchets tanniques, sciures et écorces de chêne ou de châtaignier)
- Le greffage sur un sujet « sage », permettant de contrer le tempérament drageonnant de certaines espèces, comme c'est le cas chez bon nombre de Rosiers galliques (Rosa ‘Cardinal de Richelieu’ par exemple)

 

La lutte à plein temps du jardinier

Le jardinage classique consiste à assigner à chaque plante ou massif un emplacement immuable. Le jardinier déploie de grands efforts pour y parvenir et se faire obéir. Il arrache les germinations spontanées et extirpe rejets, stolons et autres proliférations végétatives indésirables. Mais peut-il vraiment mettre les plantes en cage ? Empêcher les adventices d'arriver et empêcher les espèces cultivées de s'évader sont deux occupations à temps plein dans un jardin ! La « cinquième colonne » est toujours active…mais c’est ainsi que les flores se sont créées au cours des temps.