Légumes anciens : l’avenir d’une alimentation diversifiée (partie I)

Jean-Yves Péron

 

Retour sur trente ans de travaux de recherche et de développement au service de la Filière légumière (1re partie)

Par Jean-Yves Péron, responsable de l'Unité de Productions Légumières et Grainières de l'INH (1971-2004)

 

L'élargissement de la gamme des légumes a constitué le thème essentiel du programme de Recherche-Développement[1] qu’a mené l'Unité de Productions Légumières et Grainières de l'INH d’Angers de 1975 à 2004 (Péron, 1994, 2004). Notre engagement tire son origine dans l'observation que nous portions à l'époque sur la situation de la filière légumière, caractérisée, au début des années 1970, par une saturation des marchés et une réduction de la gamme variétale[2] chez les espèces de grande consommation. Une situation marquée parallèlement par un délaissement des espèces secondaires (Péron, 1980). Cette analyse nous conduisit tout logiquement à inciter les acteurs de la filière, tant au niveau de la production qu'au niveau de la transformation, à ne pas négliger les innovations pouvant apporter plus de diversité en termes de produits légumiers à la consommation (Péron, 1981), notamment grâce à la réémergence des légumes anciens (Péron, 1986 et 2009).

 

La valorisation des ressources génétiques

Les voies d'investigation qui conduisent à une gamme plus large des légumes ont pour assise essentielle la valorisation des ressources génétiques, que celles-ci relèvent de la variabilité génétique existant au sein des légumes les plus consommés (diversification intraspécifique) ou de la diversité même des espèces données comme plantes légumières à travers le Monde (diversification interspécifique) (tableau 1). La première des voies, celle de la diversification intraspécifique, est rapide quant aux résultats escomptés. En effet, comme nous disposons d'un matériel génétique déjà élaboré, en amont de la filière, la phytotechnie relative au « nouveau »[3] type variétal pourra généralement se calquer sur l'existant et, en aval, l'information du consommateur, indispensable pour la promotion de la nouveauté, restera sommaire. Au total, les actions à mener ne nécessiteront pas d’investissements financiers importants. A l'opposé, la diversification interspécifique est une voie certes plus laborieuse mais également plus aventurière car il s'agira de mettre sur le marché des produits plus originaux, aux saveurs nouvelles, inconnus ou méconnus du consommateur. Ainsi, en amont de la filière, il faudra vraisemblablement engager un sérieux programme d'amélioration génétique et des mises au point d'itinéraire technique comme de procédé de conservation après récolte, tandis qu’en aval, les opérateurs auront à étudier la valeur alimentaire de ces « nouveaux » légumes, la façon de les consommer, à mesurer leurs potentialités de transformation industrielle... Ces deux voies d'investigation ont été simultanément développées dans notre laboratoire (Péron, 1983, 2006)[4].



Tableau 1 - Synoptique des principales voies de la diversification des légumes
  Axes de recherche Exemples de vieilles variétés ou de légumes anciens
Exploitation
des ressources génétiques et de la variabilité génétique chez les plantes données comme espèces légumières
Diversification intraspécifique * Retour à des couleurs ou formes connues anciennement ou apport d'une coloration nouvelle ou d'une morphologie très différente Laitue feuille-de-chêne rouge**
Laitue batavia américaine**
Laitue frisée
Endive rouge
Tomate cerise ou piriforme**
* Miniaturisation du légume par voie génétique Mini carotte
Concombre beitalfa
Nombreuses variétés chez certaines cucurbitacées**
* Valorisation ou réhabilitation de types botaniques et de variétés locales Chou tronchuda (Portugal)
Chicorées italiennes**
Niébé (Vigna unguiculata)*
Diversification interspécifique * Réémergence d'espèces anciennement cultivées Chervis**, crambé maritime**
* Emergence réelle d'espèces cultivées à l'état confidentiel Cerfeuil tubéreux**, persil à grosse racine**, panais**...
* Acclimatation d'espèces cultivées ou anciennement cultivées en zone tropicale ou autre partie du globe Physalis**, coqueret**, pépino**, Arracacia xanthorrhiza*
Légumes asiatiques (Pe-tsaï**, Pak-choï**, dendragone*)
* Domestication de plantes sauvages indigènes Salicorne, aster, asperge, pourpier, ...
* Domestication de plantes sauvages de zones tropicales Métulon (Cucumis metuliferus)**, cresson de Para**
* Génie génétique et biotechnologie Solanum melongena x S. aethiopicum
Mise en œuvre d'une phytotechnie particulière Diversification inter et
intraspécifique
* Organes étiolés (rosettes, graines, tiges) Graines de luzerne ou de soja
Pousses de chervis** ou de scorsonère*, jeunes tiges de houblon*
* Miniaturisation du légume par le biais des techniques culturales ou du stade de récolte Mini carotte, mini chou* ou chou-fleur (Fig. 6), mini pâtisson, mini courgette, jeunes pousses de salades*...
(*) Ont fait l’objet de quelques expérimentations dans notre Unité de R&D. (**) Plus de 3ans – jusqu’à 25 ans – de     recherche dans notre laboratoire.

[1]  Nos travaux ont été couronnés en 1993 par l'attribution du Prix Scientifique Philip Morris dans la Mention Spéciale de Biodiversité génétique dans l'alimentation humaine.

[2] Il est curieux de constater que, dans le même temps – fin des années 1960/début des années 1970 - , au sein de la filière des semences potagères, un groupe d’experts – auquel nous étions associés - s’évertuait, pour le compte du GNIS, à surveiller l’homogénéité et la pureté génétique de variétés traditionnelles chez des espèces légumières de grande consommation, comme la carotte, la chicorée, le pois... Ces essais de pureté variétale se tenaient à l’ENSH de Versailles.

[3] Ou la variété ancestrale dans une phase de réémergence.

[4] Nos investissements en la matière nous ont conduits à organiser à Angers en septembre 1988 le premier symposium international sur la diversification des légumes (First International Symposium on Diversification of Vegetable Crops) – Péron et Welles, 1989.


Diversification intraspécifique : l’exemple des laitues

Dès 1978, deux espèces légumières de grande consommation furent au centre de nos préoccupations en termes de produits nouveaux à offrir au consommateur : la laitue et la tomate. Dans le domaine de la laitue tout d’abord, nous avions voulu nous écarter de la laitue classique de type beurre à feuille vert et à pomme serrée et coiffée et de la laitue batavia à feuillage vert cloqué et à pomme lâche – à l’époque les deux seules sur le marché français – et proposer des types « nouveaux » à coloration différente ou à port original que le consommateur distinguerait sans ambiguïté sur les étals. C’est ainsi que de très vieilles variétés françaises, conservées in extremis par quelques grainetiers angevins, furent mises en expérimentation à l’INH pour une étude de comportement, essentiellement sous abri en fin d’hiver. Parmi celles-ci, figuraient les laitues à couper Feuille de chêne rouge et Feuille de chêne verte ainsi qu’un ensemble de batavias[5] anthocyanées dont Rouge grenobloise, Gloire du Dauphiné et Saint-Antoine (Fig. 1) – Péron, 1983 -.

 

Des variétés anciennes plus performantes

Après quelques années d’essais concluantes, les trois premières nommées furent proposées à la filière et connurent un succès immédiat et spectaculaire. C’est donc logiquement qu’à partir de 1985 les firmes semencières s’investiront dans des programmes d’amélioration génétique de ces vieilles variétés, jusque là tombées dans l’oubli, pour les rendre plus performantes tant sur le plan de la résistance au mildiou (Bremia lactucae) que sur le plan morphologique et agronomique. Aujourd’hui, les laitues à couper comme les batavias anthocyanées occupent une belle place sur le marché des laitues en France comme dans toute l’Europe (Fig. 2). On estime en effet que cet ensemble représente aujourd’hui de 30 à 35 % des volumes de laitue commercialisés sur le territoire national.

 

Tomates : les valeurs d’une collection

En ce qui concerne la tomate, à partir de 1983, notre laboratoire, en collaboration avec l’AICPC (Association pour l’Inventaire et la Conservation des Plantes Cultivées) que nous avions créée en 1983 avec quelques scientifiques et sélectionneurs de la région angevine, a mis en place et entretenu une importante collection variétale de tomate[6], espèce dans laquelle la variabilité phénotypique est importante (Fig. 3). Dans cette collection, conduite en pleine terre, figuraient à la fois des cultivars à fruit rouge et à fruit jaune, des cultivars à fruit de forme diverse allant de la cerise ronde ou piriforme au type allongé et mucronné ou en cœur de bœuf… Cette collection fera l’objet d’une large diffusion par l’AICPC auprès des jardiniers amateurs dans un premier temps. Une dispersion malheureusement insuffisamment cadrée qui laissera naturellement place à des dérives génétiques, à de nouvelles dénominations incontrôlées parfois fantaisistes et à des appropriations amusantes qui perdurent aujourd’hui.

 

Une diversité sur les étals

Les professionnels ne réagiront que tardivement à l’existence de la variabilité phénotypique de la tomate et à son exploitation pour élargir le segment tomate dans les circuits de la distribution. Ce mouvement prendra toute sa signification à partir de 1995[7]. Comme chez toute espèce légumière de grande consommation, la diversité du produit tomate sur les étals est aujourd’hui une réalité (Fig. 4). Si la laitue et la tomate constituèrent l’essentiel de nos investissements en matière de diversification interspécifique, il convient de rappeler également la mise en place, toujours en collaboration avec l’AICPC, de collections de cucurbitacées, famille végétale riche en termes de biodiversité au moins dans les genres Cucumis et Cucurbita.

     Figure 2 - La panachure des couleurs est désormais présente dans les parcelles de culture de laitue.- © J.PéronFigure 1 - Nos premières expérimentations sur la diversification de la laitue datent de 1978. De gauche à droite, laitue à couper Feuille de chêne verte, Feuille de chêne rouge et Radichetta, vieille variété italienne. - © J.PéronFigure 3 - Un aperçu de la diversité phénotypique chez la tomate exprimée dans nos collections de 1983. A noter que la variété Cœur de bœuf, en haut à droite correspond à l’idéotype de cette vieille variété. - © J.Péron

Figure 4- Très belle présentation de la tomate Cœur de bœuf sur le marché de Munich. - © J.Péron    Figure 5 - La diversification chez la carotte ne s’est manifestée que récemment (ici sur le marché central de Munich). - © J.PéronFigure 6 - Obtention de mini choux pommés par suppression de l’apex à un stade bien précis de la plante (travaux non publiés). - © J.Péron

 

La recherche de substances

Il est arrivé que notre positionnement dans la Biodiversité légumière nous ait amenés à répondre à des sollicitations de sociétés intéressées par la recherche de substances particulières au sein d’espèces légumières chez lesquelles la diversité phénotypique est particulièrement riche. C’est ainsi qu’en 2004 et 2005, par convention avec une société normande spécialisée dans les ingrédients alimentaires, nous avons étudié la teneur en glucosinolates chez les nombreux cultigroupes que compte le radis  (Raphanus sativus L.), espèce dotée, comme l’ensemble des Brassicacées, de composés soufrés qui, en bout de chaîne de dégradation, forment, pour certains, des isothiocyanates (ITC). Ces ITC, aux propriétés bactéricides, bactériostatiques et fongistatiques connues, peuvent servir de support protecteur naturel à des denrées alimentaires présentées sous emballage. Parmi les cultigroupes et variétés étudiés (Tableau 2), les variétés ‘Radis ovale blanc de Munich’, ‘Radis violet de Gournay’ et ‘Radis noir gros rond d’hiver’ (voir Planche 1), contenant de 85 à 97 µmol/g de matière lyophilisée de glucosinolates précurseurs d’ITC, se sont avérés intéressants (Geoffriau et al. 2005). Elles soutiennent la comparaison avec le raifort qui en contient 120 (Péron et al. 2004).

 

Tableau 2 – Estimation du rendement en glucosinolates totaux et en glucorasaphatin de cultigroupes et variétés de radis autres que le traditionnel radis de 18 jours cultivés en pleine terre.
Variété Estimation en mol/ha (**)
GLS
Glucosinolates totaux
GRH
Glucorasaphatin

(glucosinolate précurseur d'ITC)
Radis noir gros rond d’hiver 412.5 384.4
Radis noir gros long 299.7 276.9
Radis noir long poids d’horloge 263.8 237.6
Radis ovale blanc de Munich 234.0 217.9
Radis de 5 semaines rose 139.5 123.3
Radis violet de Gournay 134.3 121.6
Radis rose Ostergruss 119.2 105.0
Radis rose d’hiver de Chine 108.7 98.7
Radis rave blanche transparente 90.3 84.1
Raifort champêtre de l’Ardèche (*) 75.3 71.4
Radis jaune d’or ovale 67.6 63.0

(*) En réalité, vieille variété de radis
(**) Estimations basées sur des calculs de rendement à partir de parcelles élémentaires.

 


[5] Parallèlement à nos travaux, la station  INRA du Mas blanc près de Perpignan étudia le comportement de batavias américaines de type Iceberg également en culture hivernale sous abris (Peyrière, 1984).

[6] A l’époque, la première en France.

[7] Notre laboratoire fournira en 1999 une partie de sa collection au groupe Saveol, aujourd’hui leader incontesté en importance de gamme variétale de tomate pour le marché de frais.


A suivre dans les prochains numéros : Nos travaux en matière de diversification interspécifique (2e partie), Le cerfeuil tubéreux (3ème partie).
 

 

 

Un aperçu de la diversité chez le radis - © J.Péron

> Bibliographie

novembre-décembre 2012