La généalogie des variétés de pommes (enfin) décryptée

Croquer la pomme, juteuse, sucrée, gorgée de soleil ne laisse pas souvent le loisir de réfléchir à l’histoire du fruit, à celle des variétés de pommes ou à la généalogie des pommiers. Une équipe de l’IRHS(1*) a pourtant remonté le temps. Découverte.

Récolte de variétés anciennes de pommes avant caractérisation pomologique © L. Feugey, Inrae-Angers

 

Les variétés du « bon vieux temps », celles de nos grands-mères et grands-pères : d’où viennent-elles ?

La guerre des Gaules et l’extension de l’Empire romain ont favorisé la diffusion des premières variétés de pommiers domestiques, elles-mêmes issues de la domestication du pommier sauvage Malus sieversii, qui pousse naturellement au Kazakhstan et en Chine occidentale (Giraud et al. 2014). Les premières variétés se sont croisées entre elles ou avec le pommier sauvage européen Malus sylvestris. Et les Gaulois, devenus Francs, puis Français, n’ont retenu que les descendants qui les intéressaient le plus au niveau agronomique et gustatif. La même chose a eu lieu un peu partout en Europe.

Les variétés anciennes sont donc issues de la sélection empirique réalisée par l’Homme au cours des siècles dans les fermes, les châteaux ou les monastères, et de nombreux échanges de fruits ou de greffons entre villages, régions ou pays ont favorisé le brassage génétique à l’échelle européenne.

Exemple de généalogies reconstituées grâce aux marqueurs SNP © H. Muranty, Inrae-Angers

 

Caractériser la diversité génétique cachée dans les vieilles variétés

À l’Inrae d’Angers, nous cherchons à caractériser la diversité génétique qui se cache dans les vieilles variétés en utilisant les marqueurs moléculaires de type microsatellites (Durel 2016). Ils nous ont d’abord permis de montrer les relations de synonymie entre des variétés collectées dans des régions parfois très éloignées, mais aussi de confirmer que l’échange de matériel végétal a généré un « flux de gènes » important entre des variétés d’origines géographiques diverses (Urrestarazu et al. 2016). Grâce à ces marqueurs, des relations de parenté ont pu être détectées et confrontées aux références bibliographiques disponibles.

Mais ce sont surtout les marqueurs de type SNP(2 *)qui nous ont permis une meilleure connaissance des relations parent-enfant entre variétés. Ainsi, plus de 250 000 marqueurs balisant l’ensemble du génome du pommier ont été analysés sur plus de 1 400 variétés, majoritairement européennes et anciennes. Ce véritable scan du génome de chacune de ces variétés nous a permis d’évaluer de façon quasi certaine si deux variétés présentaient une relation parent-enfant (Muranty et al. 2020). Nous avons en réalité mis en œuvre des méthodes de recherche de parenté similaires à celles développées par la médecine légale.

En partant des situations où les deux parents d’une variété (enfant) pouvaient être détectés, nous avons pu « orienter » et agréger progressivement les générations successives à l’arbre généalogique des variétés plus récentes de pommiers. Les dates de première description de certaines variétés, référencées dans les livres spécialisés de pomologie, ont pu nous aider dans certaines situations. Finalement, c’est un pedigree impliquant plus de 800 variétés et s’étageant sur sept générations qui a été reconstruit, pour la première fois dans toute l’histoire de la pomologie. Les résultats obtenus présentent une valeur historique et patrimoniale indéniable. Ils permettent de porter un regard nouveau sur l’histoire de la sélection empirique, puis volontaire, du pommier au cours des siècles passés.

 

Place prépondérante de la ‘Reinette franche’

La place d’une variété très ancienne nommée ‘Reinette franche’ (ou encore ‘Reinette de Normandie’) nous a surpris. Elle a été identifiée comme parent direct de 66 autres variétés et comme grand-parent, ou arrière-grand-parent, ou arrière-arrière-grand-parent… de plus de 170 autres variétés. Au total, elle se retrouve dans la généalogie de 18 % des variétés analysées, ce qui est considérable. Nos résultats confirment donc ce qu’écrivait, en 1873, le fameux pépiniériste angevin André Leroy dans son Dictionnaire de pomologie : ‘Reinette franche’ est « la mère d’un nombre considérable de variétés de pommes ». Le naturaliste allemand Julius Mayer considérait, dès le XVIIe siècle, que l’épithète ‘franche’ se référait à la France et que cette variété était à l’origine de très nombreuses variétés françaises de type ‘reinette’. André Leroy cite encore Charles Estienne qui, en 1540, décrit la ‘Pomme de Renette’ (autre synonyme de ‘Reinette franche’) comme originaire de Normandie au début du XVIe siècle (ou avant). Dans les descendants directs ou indirects de ‘Reinette franche’, on retrouve par exemple la fameuse ‘Reine des reinettes’, la variété suisse ‘Rose de Berne’, la variété belge ‘Président Roulin’, ou encore les variétés américaines ‘Jonathan’ et ‘Melrose’ ou australienne ‘Democrat’ !

 

Les autres variétés anciennes : des relations intrigantes

D’autres variétés très anciennes occupent aussi une place majeure pour leur nombre de descendants sur une ou plusieurs générations comme ‘Reinette des Carmes’, ‘Margil’, ou encore ‘Grand Alexandre’. Le croisement entre ‘Reinette franche’ et ‘Reinette des Carmes’ (synonyme ‘Reinette rousse’, XVIIe siècle) a donné la fameuse variété ‘Reinette de Hollande’ (ou ‘Reinette carminée de Hollande’, début-milieu du XIXe siècle), qui a elle-même généré de très nombreux descendants, alors que ses deux variétés sœurs (‘Mabbott’s Pearmain’ and ‘Adams’s Pearmain’) n’ont généré aucun descendant dans l’échantillon des 1 400 variétés étudiées : mystère de la génétique et de la sélection !

La variété ‘Margil’ (synonyme ‘Reinette Musquée’, ou ‘Muscadet’ ; déjà décrite en 1608 par Olivier de Serres) s’est surtout développée au Royaume-Uni, mais proviendrait également de Normandie d’après André Leroy. Nous avons pu montrer que la fameuse variété anglaise ‘Cox’s Orange Pippin’ descendait directement de ‘Margil’, de même qu’une autre variété anglaise triploïde bien connue : ‘Ribston Pippin’. Nos analyses ont ainsi permis de contredire de façon catégorique l’hypothèse selon laquelle ‘Ribston Pippin’ aurait donné naissance à ‘Cox’s Orange Pippin’. La relation de parenté existe bien entre ces deux variétés, mais à travers leur parent commun ‘Margil’, et non au travers d’une relation parent-enfant! Nous avons même pu montrer que la nature triploïde (3n) de ‘Ribston Pippin’ proviendrait d’un gamète non-réduit (2n) de ‘Margil’ et d’un gamète réduit (n) d’une autre variété anglaise : ‘Nonsuch Park’.

Enfin, la vieille variété russe ‘Grand Alexandre’ (synonyme ‘Aport’ ou ‘Aporta’ ; vers 1700) a, elle aussi, donné de très nombreux descendants (plus de cent!) sur plusieurs générations, dont ‘Cox’s Pomona’ ou ‘Peasgood’s Nonsuch’ au Royaume-Uni, ‘Reinette de Landsberg’ en Allemagne, ‘Signe Tillisch’ au Danemark, ou encore ‘Bismarck’ en Australie. De nombreuses autres relations d’apparentement ont été dévoilées grâce à cette étude, dont certaines intrigantes, comme celle de la fameuse ‘Transparente blanche’ (synonyme ‘Papirovka’, Pays Baltes, vers la moitié du XIXe siècle) issue du croisement entre une variété suédoise ‘Aspa’ et la variété ‘St-Germain’.

Finalement, c’est un regard renouvelé sur la sélection des pommes anciennes que nous apportons. Nous allons maintenant étudier la transmission des gènes depuis les variétés « fondatrices » (très anciennes) jusqu’aux hybrides élites en cours de sélection dans les programmes d’amélioration modernes. La lecture du passé vient ainsi apporter un nouvel éclairage à la génétique du futur !

 

Charles-Éric Durel, Hélène Muranty, Caroline Denancé IRHS, Inrae

 

(1*) Institut de recherche en horticulture et semence (Inrae,
Université d’Angers, Agrocampus Ouest)

(2*) SNP: polymorphisme de bases nucléotidiques de l’ADN

 

À LIRE

Durel C.-E. (2016) Caractériser la diversité des variétés anciennes de pommier conservées en France. Jardins de France 640:13-15.

Giraud H., Cornille A., Giraud T. (2014) Les pérégrinations du pommier domestique. Pour la Science, 439:36-41.

Muranty H., Denancé C., Feugey L., …, Durel C.-E. (2020) Using Whole-Genome SNP Data to Reconstruct a Large MultiGeneration Pedigree in Apple Germplasm. BMC Plant Biology 20.

https://doi.org/10.1186/s12870-019-2171-6

Urrestarazu J., Denancé C., …, Durel C.-E. (2016) Analysis of the Genetic Diversity and Structure Across a Wide Range of Germplasm Reveals Prominent Gene Flow in Apple at the European Level. BMC Plant Biology 16. https://doi.org/10.1186/s12870-016-0818-0