Jean Darcel, l’ingénieur des embellissements de Paris

Alain Durnerin

De la construction du pont des Invalides à la création de l’école Du Breuil, en passant par la transformation du bois de Boulogne, des parcs des Buttes Chaumont ou de Montsouris, Jean Darcel a été un acteur remarquable de l’embellissement de Paris aux côtés d’Alphand. Grand théoricien de l’architecture des jardins, ses publications sont à la base de l’enseignement d’écoles prestigieuses comme celle de Versailles.

Fils d’Alphonse Darcel (1788-1877), polytechnicien et colonel de l’artillerie, Jean Darcel* (Rouen 1823-Paris 1906), polytechnicien lui-même et ingénieur des Ponts et Chaussées, est affecté en 1846 à Figeac, puis au service de la navigation de la Seine et au service des ponts de Paris jusqu’en 1856. Il construit le pont des Invalides en 1854, avec La Galisserie pour l’Exposition universelle de Paris en 1855, et le pont Notre Dame, ce qui lui vaut la Légion d’honneur. Il améliore la technique de construction des ponts métal­liques « par l’application d’arcs à rotules qui lèvent l’indé­termination dans le calcul des forces ». Il publie, en 1862 dans les Annales des Ponts et Chaussées, un « Mémoire sur divers problèmes relatifs aux arcs et fermes métalliques surbaissées. »

*Jean Darcel était le frère d’Alfred Darcel (1818-1906), ingénieur issu de l’École centrale des arts et manufactures, administrateur de la Manufacture des Gobelins, conservateur du musée de Cluny en 1885 puis inspecteur de la commission des Monuments historiques.

Responsable des « Parcs et matériel de l'horticulture »

Chargé de l’embellissement du quartier de Passy, il conçoit en 1857 le projet d’une tour en fonte pour le puits artésien de Passy alimentant le bois de Boulogne (qui ne sera pas réalisée mais dont il reste de superbes dessins). Jean Darcel entre au service des promenades et plantations de la Ville de Paris en qualité d’ingénieur ordinaire sous les ordres d’Alphand, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. Associé à la transformation du bois de Boulogne, il réalise la Grande cascade, dirige les travaux des parcs de Vincennes, de Montsouris, des Buttes-Chaumont. À l’Exposition univer­selle de Paris de 1867, responsable des « Parcs et matériel de l’horticulture » comportant les parcs et jardins, les serres, le chauffage, les rochers et mobilier de jardin, les instruments et outils, il conçoit le « jardin réservé » où sont exposés différents modèles de serres : « La construction des serres se trouve depuis quelque temps dans l’ornière de la routine et ne participe pas assez des progrès réalisés dans l’édification des halles, des gares et des hangars. »

Un jardin anonyme situé sur les rives de la Seine, près du Val Fleury, et ayant servi de support à une étude de cas. Extrait de l’ouvrage Étude sur l’architecture des jardins de Jean Darcel. Paris : Dunod, 1875 – © Hathi Trust Digital Library – The Getty Research Institute

Des préceptes qui doivent guider l'architecte-jardinier

En 1867 avec Alphonse Du Breuil, il met en place à Saint-Mandé l’École d’arboriculture de la Ville de Paris. Il publie, en 1875, une « Étude sur l’architecture des jardins » à partir des conférences faites aux élèves-jardiniers de la Ville de Paris qui précède le « L’art des jardins.

Traité général de la composition des parcs et jardins » qu’Édouard André publie en 1879. L’objectif affirmé est d’énoncer « les principaux préceptes qui doivent guider l’architecte-jardinier dans la création d’un parc » en recherchant ce qu’ont été les jardins aux diverses époques historiques et ce qu’ils sont devenus de nos jours. Le but est également de définir les besoins auxquels doit satisfaire un jardin moderne afin d’établir les dispositions générales qu’il importe de lui donner. L’auteur examine com­ment sont remplies ces conditions et comment les architectes ont vaincu ces difficultés dans un jardin régulier ou français, puis dans un jardin paysager. Il étudie les eaux et les rochers, les percées et les vallonnements, les allées, les plantations et les fleurs. Il termine par une étude de la fusion des deux styles français et paysager.

Cours d’architecture des jardins

L’Etude sur l’architecture des jardins est remarqué par Auguste Hardy, directeur et fondateur de l’École nationale d’horticul­ture (ENH), qui le charge d’y créer le cours « d’architecture des jardins et des serres ». Jean Darcel n’enseigne à l’ENH qu’une seule année en 1876-1877 et cède sa chaire en mars 1878 à son ami Auguste Choisy (1841-1909), polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, professeur d’architecture à l’École des Ponts et Chaussées et futur théoricien de l’architecture. Ce dernier prononce aux funérailles de Jean Darcel un discours retraçant la carrière de son prédécesseur et ami. Certains passages éclairent particulièrement son rôle et sa conception paysagère : « On commençait alors la transformation du bois de Boulogne en promenade. La direction était hésitante, on sentit le besoin de remettre l’entreprise à un corps fortement organisé : les Ponts et Chaussées désignés et l’ingénieur chargé des embellissements de Passy eut, dans ses attributions, les travaux du parc. »

Parmi les travaux qu’a dirigés Jean Darcel, ceux du parc Montsouris – © J.-F. Coffin

Des sites naturels mis en valeur

Nouveau succès, nouvelle distinction : le 22 décembre 1869, Darcel fut promu au grade d’ingénieur en chef mais conserva ses fonctions que nul autre que lui n’eût remplies. C’est sur son dessin et sous sa conduite que furent réalisés le parc de Vincennes, celui de Montsouris, les jardins du Trocadéro et ce ravissant parc des Buttes-Chaumont, où les roches des carrières abandonnées prêtent à l’imprévu et le pittoresque à une large et originale conception.

La principale avenue garde le nom de son auteur : ce nom lui était dû. La vocation de Darcel pour l’art des jardins faisait de lui le conseil obligé des travaux où les sites naturels doivent être mis en valeur. On lui demande des projets pour Aix, on le consulte à Rome. Des conférences, où il initie son personnel aux méthodes, suggére­ront un jour la fonction d’un Cours d’architecture des jardins à l’École nationale d’horticulture de Versailles. Ses anciens élèves gardent le souvenir de ses leçons d’une portée si haute, où ils ont compris que le goût est avant tout le sens qui convient, et que les manifestations les plus libres de l’art relèvent d’une sévère logique. Un mémoire résume ce précieux enseignement, et reste comme le code de toute une branche de l’architecture.

Jean Darcel élabore aussi le plan du parc de l’abbaye cister­cienne de Loc-Dieu, dans le Rouergue, appartenant à son beau-père Vincent Cibie. Elle abrita, durant la Seconde guerre mondiale, les trésors du musée du Louvre dont la Joconde.

Il trace le plan du parc du château de Neuvic d’Ussel en Corrèze pour son gendre le comte Jacques-Philibert d’Ussel. Des arbres remarquables, plantés par Philibert d’Ussel père de Jacques-Philibert, datent de cette époque et sont à l’origine de l’arbore­tum du château de Neuvic d’Ussel.

Les parcs de l’abbaye de Loc-Dieu et du château de Neuvic d’Ussel ont reçu le label de Jardins remarquables et sont ouverts au public.

A lire

  • Collectif. Créateurs de jardins et de paysages en France du XIXe siècle au XXIe : Architectes-Paysagistes, horticulteurs et jardiniers à l’École nationale d’horticulture de Versailles de 1874 à 1914 p. 92-100.
    Alain Durnerin. Actes Sud/École Nationale Supérieure du Paysage, mai 2002.
  • Collectif, Édouard André (1840-1911). Un paysagiste sur les chemins du monde : l’enseignement de l’horticulture et de l’architecture des jardins au XIXe siècle et la création de l’École nationale d’horticulture de Versailles, p. 287-298, Quelques figures d’anciens élèves de l’École nationale d’horticulture de Versailles, p. 302-309 Alain Durnerin. Paris, Éditions de l’Imprimeur 2001.
  • Collectif. Les enjeux de la formation des acteurs de l’agri­culture 1760-1945. Actes du Colloque de l’École nationale supérieure agronomique de Dijon, ENESAD° 19-21 janvier 1999 : L’enseignement de l’horticulture et de l’architecture des jardins en France au XIXe siècle et la création de l’École nationale d’horticulture de Versailles p. 383-393.
    Alain Durnerin. Éducagri éditions Dijon.

L'enseignement de l'horticulture au temps d'Alphand

L’École Du Breuil

La création des parcs et jardins de la ville de Paris, sous la direction d’Alphand, nécessite un personnel nombreux et compétent pour l’entretien mais aussi pour la production à grande échelle de végétaux divers et notamment subtro­picaux cultivés sous serre et utilisés en plein air. Pour former ce personnel, le préfet Haussmann, par un arrêté de 1867, crée l’École municipale et départementale d’horticulture et d’arboriculture implantée sur un terrain de 4 ha près de la Porte Dorée, sur la commune de Saint Mandé. La direction en est confiée à Jean Darcel assisté d’Alphonse Du Breuil. Jean Darcel, ingénieur des Ponts et Chaussées, adjoint d’Alphand, crée le cours d’architecture des jardins. Alphonse Du Breuil, fils du jardinier en chef du Jardin botanique de Rouen, a une longue expérience de cours professés à travers la France en arboriculture fruitière et forestière et en viticulture. Il enseigne à l’école des Arts et Métiers. L’Institut national agronomique de Versailles, supprimé en 1852, est recréé à Paris en 1876. Alphonse Du Breuil y enseigne l’arbo­riculture fruitière. Jules Nanot, chef du service des plantations de la ville de Paris, lui succède à l’INA. Les applications pratiques sont effectuées à l’ancienne ferme impériale de la Faisanderie dans le bois de Vincennes, affectée en 1876 à l’INA puis reprise par la ville de Paris. L’Exposition universelle de 1931, installant le musée des Colonies (puis appelé Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie et, depuis 2012, musée national de l’histoire de l’immigration) sur une partie des terrains de l’École de Saint Mandé, l’école est transférée en 1936 à la Faisanderie. Elle prend alors le nom d’École Du Breuil. Un important arboretum y est installé.

Ecole Du Breuil ©JFCoffin

Le modèle belge de l’enseignement horticole

Lors du congrès international de botanique et d’horticulture d’Amsterdam en 1865, E. Rodigas, professeur à l’École d’horticulture de l’État [belge] à Gendbrugge-les-Gand dirigée par Louis Van Houtte, présente l’enseignement de l’hor­ticulture. C’est l’occasion pour le pépiniériste de Troyes, Charles Baltet, de publier en 1865 « L’horticulture en Belgique, son enseignement, ses institutions, son organisation officielle ». Il détaille l’organisation des deux écoles belges d’horticulture de Gand et de Vilvorde créées en 1849, les conférences horticoles organisées dans les principales villes débouchant sur un diplôme de capacité et milite pour un développement similaire en France. Pierre Joigneaux, agro­nome et député républicain exilé à St Hubert en Belgique, s’illustre par la qualité de ses conférences horticoles auprès des instituteurs à Huy, Dinant et Namur. Il est à l’origine de la loi de 1873 créant l’École nationale d’horticulture afin de former des praticiens éclairés et des conférenciers. Auguste Hardy, organisant en 1874 l’École nationale d’horticulture au Potager du roi à Versailles, visite les deux écoles belges dont il s’inspire.

La création de l’École nationale d’horticulture de Versailles

L’École nationale d’horticulture de Versailles ouvre ses portes en 1874 sous la direction d’Auguste-François Hardy, fils du jardinier en chef des jardins du Luxembourg et diplômé de Grignon. Créée dans l’ancien Potager du roi, elle comporte trois années de formation portant sur l’ensemble de l’horticulture dont l’arboriculture fruitière enseignée par Hardy puis par Jules Nanot. Bernard Verlot, ancien chef de l’école de botanique du Muséum, chef de culture chez Vilmorin-Andrieux, est chargé du cours de floriculture. Auguste Pissot, conservateur du bois de Boulogne, enseigne l’arboriculture forestière et d’agrément. Émile Mussat, professeur à Grignon, enseigne la botanique. Jean Darcel crée le cours d’architecture des jardins et des serres… Trois jardiniers principaux assurent la formation pratique. Jules Nanot succède en 1892 à A. Hardy à la direction de l’école.

Aquarelle représentant l’ENH de Versailles réalisée pour l’exposition de 1889 ©Archives départementales des Yvelines et ENSP. Photo A. Durnerin