Jardins en "papier"

Chiara Santini

Plans, archives, textes, illustrations, photographies, gravures, tableaux, données archéologiques… Ces documents anciens sont précieux pour la réhabilitation et la sauvegarde des jardins d’aujourd’hui. Le passé est alors au service du présent et du futur, pour que ce patrimoine vivant continue à vivre et à évoluer au fil des temps et des époques… entre l’art et la nature.

Le portique en treillage du Bosquet de l'Encelade a été recréé lors de travaux de restauration du bosquet dans les années 1990. L'équipe de Pierre André Lablaude s'est basée sur des documents du XVIIe sicècle - © Chiara Santini

Monuments historiques et monuments vivants à la fois, les jardins historiques nécessitent une politique de sauvegarde spécifique, qui prend en compte leur double identité temporelle : celle de l’époque dans laquelle ils ont été créés et celle de l’époque présente, dans laquelle ils continuent à vivre, à se transformer, à évoluer. Pour cette raison, leur réhabilitation est au centre d’un riche débat méthodologique, surtout après la ratification de la Charte des jardins historiques. Document élaboré dans le cadre du VIe colloque du Comité international des Jardins historiques ICOMOS-IFLA (Florence, 21 mai 1981), elle a marqué un tournant fondamental dans la démarche et la mise en place des projets de conservation et plus en général dans la recherche sur les jardins. En affirmant que les jardins historiques sont des compositions architecturales et végétales complexes dont l’aspect résulte d’un " perpétuel équilibre " entre la nature et l’art, la charte met en évidence leur valeur de témoignages " d'une culture, d'un style, d'une époque ou, éventuellement, de l'originalité d'un créateur".


 

Précieuses sources documentaires

Pour ces raisons, toute intervention de restauration comporte un parti pris, un choix opérationnel qui détermine la mise en place et le développement du projet. On peut aller de la simple conservation philologique des éléments existants à la restitution intégrale de certains secteurs, à la réinvention- interprétation " selon l’esprit de ".
Quoi qu’il en soit (le débat méthodologique sur les procédures les plus appropriées pour la conservation/restauration des jardins historiques n’étant pas le sujet de cette contribution), toute intervention doit partir d’une analyse attentive des sources historiques : documents d’archives, plans, textes, iconographie, résultats des relevés archéologiques, etc. Ce travail préalable concerne autant les tracés et les éléments architecturaux et décoratifs, que la couverture végétale.


 

" Les jardins historiques n’existent plus "

La recherche sur le " végétal historique " est d’autant plus importante que " les jardins historiques n’existent plus ", comme affirmait de manière un peu provocatrice l’historien et architecte du paysage F. Panzini en 1985. Puisqu’ils sont des compositions vivantes, dont la matière principale est périssable et se transforme selon le passage du temps, les jardins historiques d’aujourd’hui ont une image très différente de celle qu’ils avaient à l’époque de leur création. Et cela vaut autant pour les jardins presque disparus, mal ou nullement entretenus, que pour les jardins dont le dessein est resté inaltéré au fil des siècles. Les plantes et les arbrisseaux qui les décoraient sont défunts depuis longtemps et les quelques exemplaires qui restent sont désormais des sortes de monuments qui jouent, à l’intérieur de l’architecture du jardin, un rôle très différent de celui qu’ils avaient à l’origine. Les raisons de ces changements, quand elles ne sont pas consubstantielles à l’existence même du jardin – comme la nécessité de renouveler périodiquement les plantations ayant atteint leur péremption – sont accidentelles (maladies des espèces, catastrophes météorologiques).
Les jardins de Versailles, par exemple, ont été le théâtre de trois grandes campagnes de replantation : sous Louis XVI (1774-1784), sous Louis Philippe (1860) et à partir des années 1991.
 

Jardin fantastique in G. Thouin, Plans raisonnés de toutes les espèces de jardins, deuxième éd., Imprimerie Lebègue, Paris, 1823. (ENSP Versailles).Autres jardins, autres histoires…

Reconstituer l’histoire végétale des sites représente donc une démarche préalable à toute intervention. Pour cette raison, les écrits d’horticulture et l’iconographie ancienne, ainsi que les feuilles archéologiques permettant de retrouver des traces fossilisées des anciennes plantations, sont une source essentielle pour la conception des projets. Les traités d’agriculture ou d’art des jardins, les registres des comptes, les plans, les gravures, les tableaux peuvent fournir des informations très détaillées sur les espèces de plantes et les fleurs qui décoraient les jardins d’antan, sur les techniques de culture et d’entretien, sur les ustensiles utilisés, sur la façon de les disposer au long des plates-bandes et des allées, ou de les planter dans les parterres et les massifs.

Ces documents nous dévoilent également la réalité culturelle des sites, la matérialité de leur existence, des éléments sensoriels qui n’existent plus, des ambiances qui, même si aucun projet de réhabilitation ne pourrait jamais ramener à la vie, peuvent représenter des éléments importants dans la démarche du projet de restau ration ou de création. Car ils ne nous livrent pas « seulement » des listes de plantes ou des modèles de parterres, ils nous racontent également des histoires qui parlent du travail quotidien des jardiniers, des voyages dans de lointaines latitudes à la recherche d’exemplaires nouveaux, de serres d’acclimations, de promenades et de fêtes en plein air. Ils nous dévoilent, enfin, la vie palpitante des jardins, dans leur réalité historique, culturelle in fieri.

 

Quelques exemples

La prise en compte de toutes ces informations dans la mise en place de projets de réhabilitation peut être faite de manière très différente. Elle peut conduire, par exemple, à des reconstitutions presque philologiques des sites, qui sont ainsi ramenés (théoriquement) à une époque précise de leur existence. L’un des cas les plus remarquables est la reconstitution de certains bosquets des jardins de Versailles. Ces interventions ont été réalisées dans le cadre plus général de la campagne de restauration dont ces jardins font objet depuis déjà une vingtaine d’années. Elle vise à ramener le site à l’état 1700-1715, considéré par P.-A. Lablaude, architecte en chef des Monuments Historiques, comme son " état d’apothéose ". L’étude des traités anciens, des tableaux et des gravures a permis par exemple la reconstitution du treillage disparu et des éléments végétaux qui décoraient le bosquet de l’Encelade. Ou encore la recréation du bosquet des Trois Fontaines qui, au cours du XVIIIe siècle, avait été progressivement délaissé et ensuite démantelé. Les recherches menées sur le site et dans les archives ont permis de remettre en place le système hydraulique,les jeux d’eau, les treillages et les palissades, ainsi que les décorations de rocailles et de coquillages des fontaines et des bassins.


Recréer, dans un esprit nouveau

Dans d’autres cas, le repérage et l’étude de la documentation historique n’amènent pas à la recréation propre, mais ils sont utilisés comme point de départ pour une intervention de création. Les formes anciennes sont alors réinterprétées à la lumière du présent dans une dynamique créatrice, propre à tout jardin et à toute époque. À titre d’exemple, nous pouvons citer le projet de réhabilitation des jardins des Tuileries où les paysagistes P. Cribier et L. Benech ont proposé des solutions formelles novatrices qui, tout en respectant la valeur historique, symbolique et patrimoniale du site, répondent aux enjeux économiques et environnementaux de la contemporanéité. En choisissant de reconstituer la perspective Ouest-Est (celle qui passait du vide de la place de la Concorde, au végétal du jardin, au minéral des terrasses, jusqu'au bâti des palais des Tuileries et du Louvre), ils se sont positionnés en continuité avec l’histoire et l’identité des lieux. Pour cette raison, les éléments décoratifs et végétaux postérieurs au XVIIe siècle, plantations du Second Empire par exemple, n’ont pas été effacés, et le jardin a été ouvert à la créationn contemporaine en intégrant les sculptures de Penone.

Louis XIV et Le Nôtre auraient été très surpris !

Les deux violentes tempêtes de 1990 (1 500 arbres terrassés) et 1999 (10 000 arbres touchés) ont participé davantage à transformer les structures végétales du site. Déjà avant la Révolution, Louis XIV et Le Nôtre auraient eu du mal à retrouver les jardins qu’ils avaient créés : les ormes champêtres qui décoraient la plupart des allées ayant disparu au cours du XVIIIe siècle à cause d’une épidémie de graphiose, Louis XVI les avait fait remplacer par des chênes, des peupliers, des charmes et des érables ; des kilomètres de charmilles avaient été retirés des allées ; les tracés des bosquets et des salles de verdure avaient été simplifiés, un nouveau bosquet, le Bosquet de la reine, avait remplacé le fameux Labyrinthe et il avait été planté avec des essences " exotiques " pour l’époque : cèdres du Liban, pins de Corse et tulipiers de Virginie. Louis XIV et Le Nôtre auraient été encore plus étonnés s’ils avaient visité le jardin à la Révolution. Ils auraient vu le Grand Canal asséché et planté d’arbres fruitiers, les alignements des allées partiellement coupés pour faire face aux besoins de l’armée et les Quinconces transformés en vergers. Ils l’auraient été tout autant si, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ils avaient emprunté leurs allées, alors ouvertes sur le ciel et alignées au cordeau, en les retrouvant ombrageuses et replantées de tilleuls et platanes.

 

Jardiniers au travail dans un jardin du XVIIe siècle in J.B. La Quintinie. Instructions pour les jardins fruitiers et potagers, C.Barbin, Paris, 1690. (ENSP Versailles).

 

 

1 thoughts on “Jardins en "papier"”

  1. Un site bien intéressant–merci… Je souhaitais savoir l’édition précise de La Quintinie dans laquelle vous avez trouvé l’image à la fin, car elle ne se trouve pas dans toutes les éditions.

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