Un emploi peu connu du Jasmin officinal : les tuyaux de chibouques

Daniel Lejeune

Fumées de rêves, rêves de fumée, le XIXe siècle fut celui de la découverte et de la pratique des paradis artificiels. Toujours associées aux ambiances exotiques, les fumées enivrantes passionnèrent tous les romantiques qui firent d’une manière ou d’une autre le voyage en Orient. Dans ce contexte, le jasmin officinal ne faisait pas que grimper : il enivrait de ses fumées…

Autoportrait à la chibouque - Horace Vernet, 1835 - Saint-Pétersbourg, musée de l’Hermitage - © D.R
Autoportrait à la chibouque – Horace Vernet, 1835 – Saint-Pétersbourg, musée de l’Hermitage – © D.R

Le thème de la fumée et de ses accessoires a été maintes fois repris dans la littérature à commencer par Théophile Gautier. Les peintres affectionnèrent tout autant les objets de luxe qu’étaient pipes et narguilés pour ne parler que de la consommation du tabac. Parmi les objets cultes des tabagies, figure la chibouque, qui est une pipe à tabac tout à fait extraordinaire par la longueur de son tuyau, évoquant la distance nécessaire à un plaisir rare.

Une vente au centimètre

« Madame Dubarry, peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne… » (1831, Honoré de Balzac, « La peau de chagrin »).

« J’avais envie d’une chibouque. Guidé par une main amie, je m’arrêtai d’abord devant un marchand de tuyaux. Ce marchand, qui habitait une mauvaise échoppe, me tira d’une armoire quantité de branches de jasmin et de cerisier, droites et flexibles, dans lesquelles il me fut permis de choisir… Cela se vend au centimètre en marchandant toujours, bien entendu… L’acquisition achevée, il fallut forer le tuyau. Le marchand, qui est en même temps fabricant, s’accroupit, pique le bâton sur une sorte de pal qui est mis en mouvement par une bobine tournant par un fil, comme les moulins d’un sou.

La perforation s’opère rapidement. Le marchand nettoie le tuyau, en taille le bout où doit s’adapter le fourneau, reçoit votre argent, et vous souhaite bon voyage. On prend son tuyau… et l’on se rend chez le marchand de fourneaux. Le fourneau de pipe s’appelle en turc lulé. Les lulés sont de formes nombreuses, mais en général tous de la même matière. On s’en sert beaucoup à Paris, d’ailleurs et tout le monde connaît suffisamment ces fourneaux en terre rouge, parfois ornés d’arabesques d’or… Après le fourneau, il faut le bouquin. Le bouquin se compose de quatre pièces qui s’achètent à part : un bout d’ambre pour mettre à la bouche, un anneau généralement taillé dans une pierre dure comme le jaspe, et qui est susceptible de mille variations, et un autre anneau plus épais, cylindrique, en ambre comme le premier. Ces trois objets, perforés en leur milieu, sont traversés par une tige en bois spécial, dont le bout est destiné à tremper dans l’orifice supérieur du tuyau de jasmin… » (1873 Albert Millau, Journal d’un fantaisiste)

Une culture en Égypte

Après l’exposition universelle de 1867, Jean-Pierre Barillet-Deschamps, avait quitté la ville de Paris pour se mettre au service du Khédive d’Egypte, Ismaïl Pacha. Son fils Pierre qui était aussi son collaborateur d’agence, eut l’occasion de se rendre à Constantinople. Il en rapporte dans la Revue Horticole (1873 p 347) la singulière culture réservée au Jasmin : « On choisit un terrain de très peu d’étendue, de forme rectangulaire et bien abrité de tous côtés, de façon que le jour ne vienne que d’en haut. Dans cet intérieur, on construit une charpente composée de quatre fortes poutres formant un rectangle… Leur hauteur est de 5 mètres, et les extrémités supérieures sont réunies par des traverses de force moindre. Au pied de chaque poutre on plante un Jasmin dans un bon compost ad hoc, à forte dose d’engrais, afin d’obtenir une végétation des plus actives possible. Le Jasmin est attaché à un fil de fer galvanisé recouvert de laine. Dans cet état il fait peu de progrès la première année ; on ne fait que le pincer avec soin.

Au fourneau après cinq mètres

La deuxième année, il est l’objet de plus d’attention ; le pinçage a toujours lieu de manière que la tige soit complètement nue. A la tête du Jasmin on attache un fil qui vient passer dans une poulie à la partie supérieure du poteau, et qui vient retomber le long de celui-ci en se terminant par un poids, de sorte que la tige ainsi tendue prend toujours la direction verticale. Lorsque le Jasmin a atteint 2 centimètres de diamètre, elle est enveloppée d’une gaine en toile gommée, fort ample, fermée dans sa longueur par un fil qui passe dans de petits anneaux. Cette gaine est destinée à préserver la tige des rayons du soleil ou de la poussière. Deux ou trois fois chaque année, on lave soigneusement cette tige avec une éponge imbibée d’eau de citron, opération qui lui donne cette couleur claire si recherchée parmi les chibouques.

La troisième année, la tige du Jasmin ayant acquis encore plus de vigueur, le poids est changé en un plus lourd. Enfin, lorsque cette tige a atteint 5 mètres de hauteur, on la coupe par la base. Elle passe alors dans les mains de l’ouvrier, qui la perfore avec une mèche de 5 mètres de long. A l’un des bouts est adapté le fourneau, tandis que l’autre bout est terminé par un bouquin en ambre jaune, souvent enrichi de pierreries. »

La vigougne aussi …

Plus modestement, nos grands-pères s’essayaient à fumer sans tabac en aspirant la fumée de tiges creuses de clématite vigne-blanche appelée aussi Viorne (du latin viere = plier, lier) ou plus familièrement « vigougne »

Chibouques, vigougne… volubilité des plantes et volutes de la fumée !

 

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