Arbres évadés : du marronnage au compagnonnage

Dans l’expression « plantes invasives », le mot même d’invasif témoigne du mauvais accueil qu’elles peuvent recevoir. Pourtant, le regard sur ces étrangères évolue et elles finissent bien souvent par trouver leur place.

À Madagascar, Psidium cattleianum, dont les lémuriens se repaissent aujourd’hui, est à l’origine une espèce invasive – © J. Tassin

La nature n’est pas une donnée mais une représentation, voire une idée (2*). Le concept d’invasion biologique procède lui-même d’une hybridation du culturel et du biologique, ou, en d’autres termes, de la perception d’un changement et de l’analyse de faits écologiques. Sa temporalité n’en demeure pas moins humaine : un tel concept n’évolue qu’au fil de nos générations, répondant à la diversité et à l’instabilité de nos perceptions.

Selon une constance inébranlable, les plantes dites invasives finissent, tôt ou tard, par prendre place dans les cultures locales qui en tirent des usages ou en acceptent tout simplement la compagnie. L’ancien adage tandem aliquando, invasores fiunt vernaculi, que les arbres ne mettent pas en défaut, nous rappelle cette permanence : au fil du temps, les envahisseurs deviennent des indigènes.

 

L’arbre invasif en vis-à-vis du migrant

Ailanthus altissima est l’arbre qui génère le plus de bénéfices écologiques et financiers à New York – © J. Tassin

Les arbres invasifs sont des arbres évasifs. Tels les esclaves introduits dans des contrées étrangères, ils se sont parfois échappés des plantations pour investir librement, hors de tout contrôle, des espaces qui ne leur avaient pas été réservés. Souvent, pourchassées par une classe soucieuse du maintien de l’ordre, ces populations marronnes bénéficient aussi d’un regard plus clément de la part d’autres franges de la société. Le plus souvent, le temps aidant, ces êtres en marronnage sont finalement acceptés, intégrés, implicitement reconnus comme affranchis. Ils deviennent peu à peu des compagnons intimes.

Certes, les arbres ne sont pas des hommes, et l’analogie ci-dessus employée, reste une métaphore. Certes aussi, tout rapprochement entre la xénophobie et le rejet d’espèces invasives est aussi infondé que stérile (3*). Pour autant, l’évolution du statut de ces arbres, qui recouvrent peu à peu une liberté et une légitimité, relève bien de processus communs, propres à nos représentations culturelles des populations étrangères.

 

D’abord haïs, ensuite tolérés, peu à peu appréciés… et parfois même chéris

En France, le robinier (Robinia pseudoacacia) fait encore aujourd’hui l’objet d’aversions chez les membres de sociétés naturalistes. Pourtant cet arbre peut être envisagé comme
une ressource de qualité – © J. Tassin

Le cheminement de la perception des sociétés humaines à l’égard des arbres invasifs n’est en rien homogène. Elle varie en effet avec le contexte culturel du moment, mais aussi avec la situation écologique de l’invasion considérée. Pour autant, des constantes opèrent le plus souvent en faveur d’une acceptation progressive de l’espèce en question. Ce changement d’attitude procède plus aisément en faveur d’un accueil bienveillant lorsque l’arbre invasif présente un intérêt économique inattendu. À l’île de La Réunion, l’acacia noir (Acacia mearnsii), d’origine australienne, introduit pour la production de tannins mais s’étant rapidement développé dans les Hauts, fut ainsi d’abord envisagé comme une nuisance. Mais le développement de la culture du géranium rosat a ensuite induit un renversement de regard dès lors que les petits planteurs ont trouvé là une ressource de combustible inépuisable pour distiller sur place les précieuses plantes, à l’aide d’alambics mobiles (4*). À Madagascar, le mimosa (Acacia dealbata), échappé des plantations destinées à approvisionner les chaudières des locomotives à vapeur, a lui-même investi les terrains agricoles, où il a été d’abord éliminé avant d’être progressivement intégré par les populations locales.

Aujourd’hui, le mimosa est un allié du petit paysannat, qui trouve là une ressource énergétique, mais aussi une légumineuse améliorant les jachères. Il donne lieu, dans la petite ville d’Ambatolampy, à la fête annuelle du mimosa qui débouche sur l’élection d’une… miss mimosa (5*). En France, le robinier (Robinia pseudoacacia)  fait encore aujourd’hui l’objet d’aversions chez les membres de sociétés naturalistes qui ne voient jamais d’un très bon œil la présence d’intrus dans leurs paysages familiers. Pour autant, en l’absence de nuisances avérées sur les écosystèmes, ces mêmes personnes révisent peu à peu leur regard, et consentent à envisager cet arbre comme une ressource de qualité.

Un renversement similaire se produit lorsque sont découverts les intérêts écologiques des arbres invasifs. En Australie, dans le Queensland, les actions de destruction du camphrier (Cinnamomum camphora)  ont cessé, dès lors que cet arbre devenu invasif s’est avéré représenter une ressource alimentaire majeure pour un pigeon endémique en voie de disparition. À Madagascar, les lémuriens de la forêt de Ranomafana se repaissent des fruits de goyaviers de Chine (Psidium cattleianum) et les makis de Tuléar apprécient ceux du tamarin doux (Tamarindus indica), naturalisé dans la réserve de Berenti. À Mayotte, les roussettes et les lémuriens raffolent des fruits des manguiers (Mangifera indica), devenus une composante intégrante des forêts humides (6*). Ces espèces ligneuses invasives sont devenues des alliées des associations de protection de la nature.

En France, l’ailante glanduleux (Ailanthus altissima) rencontre aujourd’hui ses propres adeptes, qui lui reconnaissent une faculté remarquable à absorber les changements climatiques et à transformer les friches industrielles en friches végétales. Il est l’arbre qui génère aujourd’hui, de par son abondance et sa frugalité, le plus de bénéfices écologiques et financiers à New York (7*).

À l’île de La Réunion, l’acacia noir (Acacia mearnsii), d’origine australienne, introduit pour la production de tannins, fut d’abord envisagé comme une nuisance – © J. Tassin

Consentir au changement

Nous n’aimons guère les changements que nous relevons dans la composition de nos milieux, voire de nos sociétés. Il nous faut du temps pour nous habituer à l’étranger avant d’en reconnaître les qualités. Les grands changements en cours, le changement climatique au premier plan, nous convient toutefois à raccourcir ce délai d’habituation à l’égard des « intrus ». Rejeter l’autre, par ressentiment, dans un monde où pourtant tout circule, dans une nature qui n’a jamais cessé elle-même de se recomposer, est devenu un non-sens.

Fort heureusement, notre regard sur les espèces invasives s’est considérablement éclairci au cours des toutes dernières années. Le mensonge régulièrement entretenu, selon lequel les espèces invasives seraient les secondes responsables de l’érosion de la biodiversité dans le monde, a lui-même fait son temps (8*). Les plantes invasives ne posent de véritables problèmes que dans les îles, s’agissant alors souvent d’espèces lianescentes ou rhizomateuses, ou dans des étendues d’eau douce. Dans les autres cas, elles sont de plus en plus considérées comme les marqueurs de dysfonctionnements et de perturbations écologiques dont l’origine première est à rechercher dans nos modes de production et de consommation.

Jacques Tassin
Chercheur en écologie au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement)

À Madagascar, Acacia dealbata s’est échappé des plantations destinées à approvisionner les chaudières des locomotives à vapeur. Il est aujourd’hui célébré, notamment lors de la fête du mimosa à Ambatolampy – © J. Tassin

(1*) Marron, marronne : « emprunté (attesté en 1640) au caraïbe marron = sauvage (animal ou plante), issu par aphérèse de l’espagnol cimarron « élevé, montagnard », d’où « animal domestique échappé et redevenu sauvage », et « indien fugitif » (1535). (Dictionnaire historique de la langue française). Nombre de plantes naturalisées à la Réunion après évasion des cultures portent l’adjectif « marron, marronne ».

(2*) Lenoble R., 1969. Histoire de l’idée de nature. Paris, Albin Michel, 446 p.

(3*) Cet amalgame, aussi absurde soit-il, est parfois entrepris entre les personnes luttant contre les espèces invasives et les nazis, qui recommandaient l’évincement des espèces d’origine exotique au sein des aménagements paysagers. Voir par exemple: Gröning G., Wolschke-Bulmahn J., 1992. Some Notes on the Mania for Native Plants in Germany. Landscape Journal, 11: 116–126.

(4*) Tassin J., Balent G., 2004. Le diagnostic d’invasion d’une essence forestière en milieu rural : the Case of Acacia mearnsii in Réunion Island. Revue forestière française, 56(2): 132-42.

(5*) Tassin J., Rangan H., Kull C.A., 2012, Hybrid Improved Tree Fallows : Harnessing Invasive Woody Legumes for Agroforestry.
Agroforestry systems, 84(3): 417-28.

(6*) Tassin J., 2014. La Grande invasion : qui a peur des espèces invasives ?, Paris, Odile Jacob, 210 p.

(7*) Ferrand G., 2018. L’arbre fou. Introduction à une ethnoécologie de l’ailante parisien. Paris, MNHN, Mémoire de Master 2, 126 p.

(8*) Tout est parti d’une publication de Wilcove et al. (1998) qui évaluait, à dire d’expert, les menaces diverses pesant sur les espèces animales et végétales des États-Unis, en intégrant l’archipel hawaiien et en biaisant de fait les résultats de cette étude puisque, en enlevant Hawaii de l’échantillon, la menace représentée par les espèces invasives passe alors en dernière position. Wilcove D.S., Rothstein D., Dubow J., Phillips A., Losos E., 1998. Quantifying Threats to Imperiled Species in the United States. BioScience, 48(8): 607-15.