Ces plantes qui "osent" fleurissent en hiver

Jean-Michel Groult


La neige, le givre et le gel créent de rudes conditions pour les tendres et éphémères tissus de la fleur. C’est donc pour de bonnes raisons que l'évolution a amené certaines plantes à fleurir à la pire saison.

Les fleurs aux pétales en lanières d'un hamamélis illuminent l'hiver - © Jean-Michel Groult

Cela échappe à la majorité : l'hiver est la saison de floraison de nombreux végétaux. Les plantes montrent la mise en oeuvre de deux stratégies. La première consiste à former des fleurs pollinisées par les insectes (fleurs entomophiles), mais résistantes aux intempéries et la seconde, à s'affranchir des butineurs en se fiant au vent (fleurs anémophiles). On connaît surtout la première de ces stratégies, dont le perce-neige fait figure d'emblème, à côté de l'hamamélis, du jasmin d'hiver, des mahonias, etc. La floraison des plantes entomophiles d'hiver est plutôt une floraison printanière très anticipée. En démarrant tant à l'avance, ces fleurs s'attirent les grâces des rares insectes en activité en hiver, principalement des mouches mais aussi les représentants de quelques autres familles entomologiques. L'offre est peu conséquente mais reste très supérieure à la demande : par ce déséquilibre, les fleurs sont butinées et le pollen, au final, est véhiculé de façon plus efficace qu'en plein printemps, lorsque des millions de fleurettes s'épanouissent dans les sous-bois.



Comment se " réchauffer " ?

Si on regarde dans le détail, on s'aperçoit qu'il y a une différence entre " fleurir en hiver " pour s'assurer de la fécondation d'un ovule et " fleurir en hiver " pour produire ses graines pendant la saison froide. Le froid prolongé finit par détruire les pièces florales (pétales et sépales) qui restent tendres. Il faut donc parfois que la plante, en plus de dépenser de l'énergie en formant des pièces florales, empêche les fleurs de geler. Le syndrome du perce-neige est bien connu. La fleur " chaufferait " pour faire fondre la neige et s'étirer au-dessus de la couche de neige. Rien que le fonctionnement des tissus de la plante suffit à faire fondre la neige, à proximité immédiate de la tige.

 

Pour se faire féconder et produire des graines

Aucune plante de nos régions ne s'aventurerait donc à produire des graines en plein hiver, juste après une floraison hivernale. Les semences d'hamamélis, par exemple, sont mûres dans le courant de l'été après une pollinisation hivernale, et le perce-neige ne libère pas ses graines avant la fin avril, parfois jusqu'en juin. Car non seulement produire en plein hiver des pétales et du nectar coûte à la plante, mais encore lui faudrait-il mobiliser des ressources énergétiques supplémentaires pour fabriquer les réserves de la graine, sous forme d'amidon ou de corps huileux par exemple. Cela à une époque où l'énergie solaire est peu abondante, les températures empêchant souvent d'entrer en végétation. Et surtout, sans que le bon agent de dispersion des graines ne soit présent dans les environs à cette époque-là. La floraison hivernale des plantes entomophiles constitue donc un décalage dans la fécondation de la fleur, et pas dans la production des graines.

 

Le perce-neige ne fait pas toujours fondre la neige mais son métabolisme permet à la fleur de résister à de vives gelées, tout en restant fonctionnelle - © Jean-Michel Groult Les châtons mâles du noisetier apparaissent dès le mois de novembre mais ne s'épanouissent qu'à partir de janvier-février. Le pollen peut être libéré pendant plusieurs semaines - © Jean-Michel Groult

Sur le dos du vent…

L'autre stratégie, déployée par les plantes anémophiles d'hiver, est plus largement présente dans nos régions. On explique ce type de floraison par le fait qu'en plein hiver, le pollen circule mieux parmi les branchages des arbres, qui ne sont pas encombrés par le feuillage. L'affaire s'avère plus complexe mais plus passionnante. Car si la meilleure circulation du pollen était l'unique avantage présenté par les plantes anémophiles, toutes auraient intérêt à fleurir en hiver, ce qui n'est pas le cas. Les graminées, pour ne citer qu'elles, sont des anémophiles ne fleurissant pas en hiver. L'anémophilie hivernale constitue une stratégie favorisée par l'évolution répondant à un compromis très étroit. Dans nos régions, cette stratégie est représentée par les arbres dits " à chatons ", c'est-à-dire à épis nus, verdâtres, sans parfum et se balançant au vent. Les épis de fleurs mâles sont plus grands que les épis de fleurs femelles, sauf chez les peupliers et les saules. En se balançant, l'épi mâle confie au vent ses grains de pollen. Les fleurs femelles montrent quant à elles des caractéristiques aérodynamiques par lesquelles elles piègent les particules légères passant à proximité des parties réceptrices de pollen. Le pollen des anémophiles étant léger, les probabilités qu'il soit piégé par les fleurs femelles est ainsi plus élevé.

 

Capturer le pollen

La petite fleur femelle du noisetier peut patienter jusqu'à trois mois l'arrivée d'un grain de pollen. Une telle stratégie, à la belle saison, serait impensable : une fleur restant épanouie si longtemps aurait toutes les chances de se faire endommager par les insectes piqueurs. Chez les plantes anémophiles d'hiver, il est toutefois abusif de parler de fécondation. La floraison en hiver n'a parfois qu'un but de " capture de pollen ", qui ne féconde pas tout de suite l'ovule. Chez le noisetier, l'ovule ne se développe que si un grain de pollen a été capturé. L'investissement de la part de la plante est donc très limité ! Mais la fleur femelle de noisetier, si minuscule qu'elle passe inaperçue en hiver, n'est véritablement fécondée qu'en mai. Du coeur de l'hiver, où elle s'est épanouie, jusqu'au mois de mai, la fleur reste à l'état latent, en ayant fait prisonnier le grain de pollen. Le jeune embryon ne se développe pas encore.

 

La floraison du jasmin nudiflore est opportuniste, l'arbuste profitant des redoux , correspondant à la "maraude de buttineurs comme les mouches et les abeilles domestiques - © Jean-Michel Groult
Produire en plein hiver des pétales et du nectar coûte à la plante, mais encore lui faudrait-il mobiliser des ressources énergétiques supplémentaires pour fabriquer les réserves de la graine...


Les épis floraux des plantes à châtons peuvent supporter un arrêt complet de végétation; ils sont aussi efficaces que les fleurs entomophiles - © Jean-Michel Groult Les arbres aussi…

Pour l'arbre, la stratégie de la floraison hivernale s'avère très peu risquée, d'autant plus que ses tiges restent en place pendant l'hiver. La solution reste avantageuse par rapport à une floraison en pleine saison. Car pour attirer les butineurs d'une fleur à l'autre, il faudrait déployer de grandes quantités de sucres, voire des pièces florales attrayantes. Pour le même résultat, les arbres à chatons n'ont qu'à faire éclore quelques bourgeons. Inversement, fleurir à l'aide de chatons, en pleine saison, n'a guère de sens. Le pollen ne circulerait sans doute pas de façon assez efficace entre les feuilles pour atteindre les parties femelles. Sous les tropiques, les arbres gardant leurs feuilles toute l'année, la pollinisation par le vent n'est pas aisée. Voyez une plante qui s'y essaye malgré tout : le Gunnera manicata doit compenser la présence des feuilles par une inflorescence massive, pouvant atteindre 1 m pour 10 kg. Pour nos arbres à chatons, la perte des feuilles en hiver représente en quelque sorte une vraie opportunité, que l'évolution n'autoriserait pas sous les tropiques. Une autre raison pour laquelle les arbres à chatons fleurissent en hiver tient à leur proximité dans l'arbre du vivant. Aulnes, bouleaux, chênes, châtaigniers, hêtres, pacaniers (Carya sp.), noisetiers, hamamélis, noyers, hêtres austraux (Nothofagus sp.) et bien d'autres appartiennent au même groupe botanique, les Hamamélidées.

 

Économiser l’énergie…

Des travaux de recherche ont montré que le fait d'être fécondé par le vent constituerait, pour toutes ces essences, un trait commun et non pas seulement une simple coïncidence. Sans doute les économies qu'octroie la floraison hivernale ont façonné, au fil de l’évolution, les ancêtres des arbres dont nous parlons. Une chose est sûre : confier leur pollinisation au vent a confiné ces végétaux à une certaine spécialisation, au cours de laquelle la fleur a perdu de sa visibilité. Parmi les fleurs les plus anciennes figure le magnolia. Grande, en forme de bol, cette fleur comporte une grande quantité d'étamines (parties contenant le pollen) sans doute parce qu'il s'agissait, à l'époque, d'attirer des butineurs peu spécialisés, les coléoptères. Loin d'être équipés de brosses pour collecter le pollen, ceux-ci mâchaient les fleurs. À l'issue du festin, il se trouvait sans doute assez d'ovules fécondés pour que la plante puisse produire ses graines. Comparés à de telles floraisons, les chatons du noisetier sont bien modernes. Ils n'ont pas besoin de la main-d'oeuvre peu qualifiée des coléoptères, encombrants ouvriers dont il fallait tolérer le massacre de la fleur pour espérer une pollinisation.
Avec la modernité du noisetier, la fécondation a été externalisée, et pour pas cher : grâce au vent. Charles Darwin lui-même en restait perplexe. Ces plantes, écrivait-il, " verraient leur pollen transporté par l'aide des sens et l'appétit des insectes avec une sûreté incomparablement plus grande que par le vent ". Le père de la théorie de l'évolution se trompait. De récentes études ont montré que le vent pollinisait les plantes anémophiles aussi efficacement que les insectes le font chez les plantes entomophiles. Pas si folle, la fleur du noisetier.

2 thoughts on “Ces plantes qui "osent" fleurissent en hiver”

Les commentaires sont fermés.