Origines des plantes cultivées : quand l’iconographie historique s’en mêle

Lonicer, Adam. Botanicon, plantarum historiae, cumearrundem ad vivum artificiose expressis iconibus, to mi duo. Francfort : Haeredes, 1565 Bibliothèque de la Société Nationale d’Horticulture de France. Réserve

Il est possible de retracer l’histoire des fruits et légumes, leur apparition, leur évolution, grâce aux peintures qui nous sont parvenues. Quels enseignements peut-on en tirer ? Exemple avec la carotte et la courgette.

Leurs représentations peuvent nous renseigner sur les végétaux (espèces ou types variétaux) qui étaient connus à une époque donnée dans une région. Les dessins pariétaux des pyramides égyptiennes nous montrent, par exemple, un grand nombre d’espèces de fruits et de légumes. L’iconographie reste cependant relativement pauvre avant le XVIe siècle et se cantonne à des mosaïques et peintures murales romaines et à quelques parchemins du Moyen Âge.

Les natures mortes de la Renaissance représentant des bouquets de fleurs, des tableaux de chasse, des scènes de marché, des cuisines, etc. sont une source d’informations très intéressante, en particulier par la qualité des représentations. Quels enseignements peut-on en tirer sur l’introduction et la diversité de deux légumes, la carotte et la courgette ?

La carotte, une histoire de couleurs

Sánchez Cotán, Juan (1560-1627). Nature morte aux gibiers, légumes et fruits. XVIIe siècle. Huile sur toile. 68 x 88 cm. Espagne, Madrid, Museo Nacional del Prado. Photo © Museo
Nacional del Prado, Dist. RMN-GP / image du Prado

Maes, Nicolaes. Le marché aux légumes. 1655-1665 Huile sur toile, 71 x 91 cm. Don de H.W.A. Deterding, London, juin 1936. Licence : Domaine public. Source : Rijksmuseum, Amsterdam

La carotte n’a pas toujours été orange, c’est même le type coloré le plus récent dans l’histoire de cette espèce. Alors qu’elle était présente à l’origine sous forme sauvage en Europe et en Asie, il est avéré aujourd’hui que sa domestication a eu lieu en Asie centrale, probablement dans la région autour de l’actuel Afghanistan. Une forme domestiquée distincte de la carotte sauvage courante est mentionnée à partir du IIe siècle par Galen. Charlemagne recommande la carotte dans le capitulaire De Villis (an 800). La Quintinie1 écrit que « les carottes sont une sorte de racine, les unes blanches, les autres jaunes ». Jusqu’au Moyen Âge, une certaine confusion avec le panais existe dans les écrits, puisqu’il peut être fait référence à « Pastinaca » pour les deux types de plantes. Les écrits de Ibn-Al-Awam (XIIe siècle), portant sur la situation en Asie Mineure, citent deux types de carottes, « une est rouge, c’est la plus juteuse et goûteuse, et l’autre a une couleur verte qui se fond en jaune ». Mais les sources iconographiques (scènes de marché, natures mortes) vont permettre de reconstituer cette histoire, en Europe. La première représentation assurée d’une carotte cultivée vient du monde romain (Juliana Anicia codex). La racine est clairement orangée mais légèrement divisée, ce qui montre une forme ancienne du légume. Au XIe siècle, on en retrouve des représentations dans les manuscrits médiévaux.

À cette époque, les carottes jaunes et pourpres sont réintroduites en Europe à partir de l’Asie centrale en suivant les voies commerciales arabes ou les invasions maures. Adam Lonicer, en 1565, représente (ci-dessus) une carotte sauvage (dessin de gauche) et une carotte jaune (dessin de droite) dans son Botanicon. Enfin, c’est à la Renaissance, avec les peintres flamands et espagnols, que l’on a des représentations sans équivoque de la carotte, d’abord jaune et pourpre puis orange. Une nature morte du peintre espagnol Juan Sànchez Cotàn en 1602 représente des carottes jaunes et pourpres (ci-contre). De même, sur une scène de marché en Hollande, par le peintre Nicholaas Maes en 1660, on distingue des carottes pourpres et jaunes, de forme allongée et pointue (ci-dessous). Ces peintures démontrent que les deux types étaient communs à cette période, les jaunes étant plus appréciées que les pourpres. On considère que la carotte moderne orange est apparue en Hollande au XVIIe siècle issue d’une mutation naturelle. Toutefois, plusieurs peintures du XVIIe siècle (Dou, van Rijck, Wtewael), voire du XVIe siècle (Bueckelaer) montrent déjà des carottes de couleur orange (page suivante, à gauche). Parfois, des carottes jaunes et jaune orangé sont mêlées, ce qui pourrait indiquer une transition progressive du type jaune au type orange. Les couleurs passées, les dates des œuvres parfois incertaines sont des limites à ce genre d’exercice. Les représentations, reflet d’une mode, d’une époque et d’un pays, ne permettent pas d’affirmer que certains types de carotte n’existaient pas avant et ailleurs. Cependant, les études moléculaires récentes ont confirmé son
histoire évolutive.

La courgette

Dou, Gérard (1613-1675). Femme versant de l’eau dans un récipient, dit aussi La Cuisine hollandaise. XVIIe siècle. Huile sur bois. 36 x 27 cm. Paris : musée du Louvre. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

La calebasse (Lagenaria siceraria) est une Cucurbitacée d’origine très probablement africaine. Les fruits séchés peuvent flotter sur les océans et grâce, aux courants marins, se répandre sur les autres continents. Elle a ainsi été domestiquée en Asie, en Amérique et en Afrique depuis des millénaires.

En Europe, la calebasse était cultivée pour la consommation des fruits immatures comme légumes dès l’époque romaine. Le livre Horae ad usum Romanum, plus connu sous le nom des Grandes Heures d’Anne de Bretagne a été réalisé dans la vallée de la Loire pour l’épouse de Charles VIII puis de Louis XII. Ce manuscrit a été illustré par Jean Bourdichon entre 1503 et 1508. Il est conservé à la Bibliothèque nationale de France2.

Plus de 300 espèces végétales y sont représentées, mais deux illustrations attirent l’attention. L’une, sous le nom latin de Cucurbita et le nom français de Quegourdes, représente un Lagenaria avec des fleurs blanches et des feuilles entières. L’autre, sous le nom latin de Quatre obtenteurs se partagent la création variétale mondiale de Colloquitida et le nom français de Quegourdes de Turquie, représente une plante avec quatre fleurs femelles ayant des pétales jaunes et des feuilles découpées. Il y a six pétales soudés au lieu de cinq habituellement mais cela est observé occasionnellement.

Il s’agit indiscutablement d’un Cucurbita pepo, mais plutôt de la forme sauvage qui est originaire du Mexique et du sud des États-Unis. Le nom « de Turquie » était appliqué à beaucoup de plantes exotiques. Tout le genre Cucurbita est originaire d’Amérique.

C’est la première illustration européenne d’une courge. Ainsi, il n’aura fallu qu’une dizaine d’années après la découverte de l’Amérique pour que des plantes soient cultivées dans la vallée de la Loire et suffisamment connues pour être représentées. Les premières graines ont pu être rapportées directement par Christophe Colomb en Andalousie, puis voyager en Europe par les liens diplomatiques unissant les rois d’Espagne, de France et la Papauté.

Il peut aussi s’agir de graines collectées, par exemple, en 1498 par Amerigo Vespucci dans le golfe du Mexique. Progressivement la calebasse va être remplacée par les courges (Cucurbita) comme légume, comme le genre Phaseolus va remplacer le genre Vigna pour les haricots. Deux autres Cucurbitacées sont également représentées dans les Grandes Heures: une espèce cultivée, le concombre (Cucumis sativus) et une espèce sauvage, la bryone (Bryonia dioica)

Dans Grandes Heures d’Anne de Bretagne, deux illustrations attirent l’attention : l’une, sous le nom latin de Cucurbita et le nom français de Quegourdes, représente un Lagenaria. L’autre, sous le nom latin de Colloquitida et le nom français de Quegourdes de Turquie, représente la forme sauvage d’un Cucurbita pepo, originaire du Mexique et du sud des États-Unis. Bourdichon, Jean (1457 ?-1521). Enlumineur. Horae ad usum Romanum , dites Grandes Heures d’Anne de Bretagne. Tours, 1505-1510. folios 81 r, 161 r. Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Latin 9474

Conclusions

Les natures mortes peuvent nous fournir des indications sur les espèces et types botaniques mais aussi sur les « maladies » présentes sur les végétaux, comme la tavelure des pommes ou des mosaïques provoquées par des virus. Il faut cependant tenir compte, d’une part, de la non-exhaustivité (tous les végétaux ne sont pas représentés) et, d’autre part, des préférences des artistes et des commanditaires des tableaux. Il ne faudrait pas déduire du très grand nombre de représentations de figues, grenades, melons ou citrons dans les natures mortes hollandaises et flamandes des XVIe et XVIIe siècles qu’il régnait un climat méditerranéen dans ces contrées.

Michel Pitrat
Directeur de recherche honoraire de l’Inra, membre du comité de
rédaction de Jardins de France

Emmanuel Geoffriau
Maître de conférences à Agrocampus-ouest, président de la section
carotte et autres apiacées de l’IRHS (International Association for
Horticultural Science)

1 Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (1690).

2 Il peut être consulté en ligne sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ btv1b550093038/f167.image pour la calebasse et /f327.image pour la courgette, respectivement.