L'homme et la forêt, une ancienne connivence

Jean-Pierre Husson

Milieu multiforme aux fonctions variées, à l’opposé des terres arables, la forêt a largement été influencée par les évolutions démographiques…

La forêt, lieu de mystère et d'angoisse © Philippe Moes

Les quatre grandes périodes d’essor des défrichements agricoles firent reculer les couvertures forestières, à l’exception des marges et confi ns où les bois ont servi d’espaces de protection. Ainsi ont été conservées la forêt primitive de Bialowiesa, qui s’étale sur la frontière est de la Pologne, ou encore l’arganeraie du sud marocain. Plusieurs épisodes de l’histoire humaine ont fait reculer la forêt : du néolithique jusqu’à la paix romaine, elles nous lèguent une abondante mémoire des sols (désormais identifi ée par le balayage laser LIDAR). Les grands projets de villes, rendus possibles grâce à la rente foncière et au commerce, et enfi n la période de montée vers le maximum démographique (1750-1850) ont également conduit à rétracter la forêt au-delà de l’acceptable pour continuer à fournir ses externalités positives, en particulierà stabiliser les sols en montagne (avec comme corolaire la programmation, entre 1860 et 1882, des lois RTM, Restauraution des Terrains en Montagne), à lutter contre les grandes crues, comme celle de 1856, et dans la gestion des espaces enfrichés suite à la rétraction de la SAU (Surface Agricole Utile).
 

Pour chasser, se nourrir et se chauffer…

La forêt est un espace fréquenté et utilisé par les sociétés paysannes qui, souvent collectivement, y trouvaient tout ce qui était nécessaire aux besoins du ménage : le bois de feu (affouage [1].), le bois d’oeuvre employé à la construction ou la réparation du bâti et des outils, l’espace nourricier avec l’exercice de la vaine pâture [2] et de la glandée, l’activité cynégétique longtemps réservée à la noblesse. Cette histoire explique la priorité accordée aux essences nourricières, et en premier lieu au chêne, fruitiers sauvages et hêtre, avec à l’inverse un désintérêt affiché pour les essences qui ne nourrisaient pas, appelées morts bois. Avec cette saga s’éclaire  out le sens et le contenu du verbe aménager : élever les forêts afi n de répondre à la multifonctionnalité attendue et satisfaire aux besoins des ménages.
 


Lieux de mystère et d’angoisse

La forêt est aussi un espace craint, naguère peuplé de loups, de fauves, d’esprits malfaisants réels ou imaginaires et encore d’hommes révoltés contre un ordre injuste (camisards marginalisés par la révocation de l’Édit de Nantes après 1685, résistants des maquis des Glières, du Vercors ou de Darney). Des édifi antes histoires hagiographiques (en rapport avec l’écriture des Saints) où des moines extirpent des démons et assainissent des marécages, aux contes de Grimm et illustrations de Gustave Doré, la forêt est porteuse d’angoisse. C’est le désert humain choisi pour établir de grandes fondations religieuses, la Grande Chartreuse par exemple, à la fois silencieuse, sédative et cernée d’immenses et sombres forêts. La forêt est presque toujours restée sous le joug du régalien, car elle revêtait une dimension stratégique et répondait aussi à l’intérêt général de bien-être des populations paysannes, attachées au respect des pratiques usagères. De Philippe IV le Bel à la Grande Ordonnance de 1669, puis à la promulgation du Code forestier de 1827, il y a continuum dans le souci affiché d’arbitrer entre les usages et la conservation des bois : la cohabitation des arbres, leurs infl uences sur les sols forestiers si lents à être créés, les humus et la masse des bois morts.

 


[1] Affouage : le bois de feu destiné aux ménages.

[2] Vaine pâture : le pâturage dans les sous-bois.


Reconnaître, cartographier, découper

Trois étapes essentielles se dessinent, s’articulent, parfois se télescopent. D’abord, le temps des forêts nourricières et usagères, globalement équilibrées, assez peu ponctionnées même si leurs marges sont déjà souvent malmenées. Ces forêts aux architectures complexes sont plutôt résistantes, résilientes (capables de cicatrisation), et incluent beaucoup de gros bois et des arbres vieillissants. Cet équilibre ancien s’est érodé au fur et à mesure que la demande grandit, et selon ces trois paramètres :
- la croissance démographique qui augmente la ponction usagère et profi le à la fois des risques de décapitalisation (perte de volume) et de recul des surfaces forestières ;
- le développement des usines proto-industrielles [3] (forges, faïenceries, tuileries et surtout salines affermées), grandes consommatrices de bois-énergie;
- la puissance affi chée sur terre et sur mer (places fortes, arsenaux, navires de ligne).
Cette conjonction conduit Colbert à édicter la Grande Ordonnance, avec la volonté exprimée de reconnaître cartographier, découper les bois en parcelles régulières, géométriques et desservies par des layons (chemins forestiers), avec mise en place d’un quart de la forêt élevé en futaie. Bref, il s’agit de trouver un compromis acceptable afin de faire cohabiter deux strates forestières : des arbres de futaie coupés à l'âge de 120 à 180 ans selon les essences et le taillis recépé (avec des rejets de souches, récoltés comme bois de feu, à échéance de 12 et 30 ans). Cette intrusion autoritaire de l’État est bénéfi que. Elle assure la reconnaissance des surfaces et la pérennité des bois, mais n’empêche pas la dégradation des peuplements soumis à une évolution régressive par maintien quasi continu de l’essentiel des bois dans une phase juvénile de croissance.
 

Le Code forestier de 1827 a permis la transformation progressive des peuplements en futaies destinées à produire le bois d'oeuvre.La Restauration engage le changement : la naissance du Code forestier…

Au temps des Lumières, on s’inquiète de ce constat. Les textes et mises en garde sont multipliés par les physiocrates, académiciens et élites de tous bords, mais le pouvoir ne peut trouver de parade à cette situation, faute de disposer en abondance de charbon de terre ; bref d’être engagé dans un processus précoce de révolution industrielle similaire à celui de l’Angleterre. C’est la Restauration qui engage le changement, avec le Code forestier et la mise en place de l’aventure de la conversion, autrement dit le passage progressif à la transformation des peuplements en futaies destinées à produire prioritairement des bois d’oeuvre. Cet objectif a réclamé plus d’un siècle pour être atteint et fut parfois remis en cause par les blessures de notre histoire guerrière : forêts laminées sur le front de la Grande Guerre, bois mitraillés... Cette oeuvre sylvicole réalisée par le corps forestier formé à Nancy s’est accompagnée d’une forte croissance des surfaces boisées, en particulier après 1880, au moment où l'Europe commence à s'inscrire dans une économie faisant circuler les céréales et les produits d’élevage à l’échelleinternationnale.

En conclusion, il faut comprendre nos sylvosystèmes à travers les approches prudentes ayant intégré toute leur complexité et diversité au cours du temps.

 

 


[3] La proto-industrie (ou protoindustralisation) activité qui utilise le bois comme source d'énergie.