Les goûts et les couleurs du monde

Une histoire naturelle des tannins, de l’écologie à la santé de Marc-André Selosse Illustrations d’Arnaud Rafaelian.

Marc-André Selosse, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, éditeur de revues internationales, qualifie lui-même son ouvrage comme « un livre sensuel et naturaliste ».

Sensuel, car les tannins justifient les couleurs de la nature mais aussi les goûts. Naturaliste, pour les explications sur la vie des plantes et le fonctionnement des sols.
Le vocabulaire est clair et simple tout au long des huit chapitres qui vous feront cheminer parmi les arbres, les plantes et leurs racines. Les explications sont portées par une logique bien articulée. Les exemples vous aideront à apprendre.

Les tannins, pour émerveiller nos sens

Les tannins sont partout, ils rigidifient le bois mais aussi les insectes, ils colorent les fleurs, ils donnent son odeur au foin séché, leurs couleurs aux feuilles mortes et son goût au chocolat. À l’instar de l’auteur, on peut dire que « les tannins émerveillent nos sens ».

Que l’on boive du thé, du vin ou de la bière, nous sommes confrontés aux tannins. Couleur, robe, arôme, astringence sont les signes de leur présence. Leurs caractéristiques peuvent déplaire, mais l’homme a su s’adapter et créer des habitudes pour contourner amertume ou sécheresse de la bouche.

Car l’astringence est au cœur des caractéristiques des tannins : ce sont eux qui rendent un fruit astringent ou amer. Qu’une protéine y soit associée, et il devient agréable à déguster. L’amertume a disparu comme par enchantement. Ceci se produit avec le gel, la cuisson, la cassure, l’entaille… Les tannins, libérés, ont été mis en contact avec les protéines présentes dans le fruit, ils s’y sont liés et ont perdu leur agressivité.

Saviez-vous par exemple que les tannins de votre thé sont piégés par le nuage de lait que vous y ajoutez, rendant ainsi votre boisson plus douce? Il en est de même avec le chocolat: celui au lait est préféré par les enfants. Dans les deux cas, les tannins se sont associés aux protéines du lait et ont perdu leur effet astringent.

Nous avons tous fait l’expérience du fruit qui brunit ou du champignon qui noircit. Que quelques gouttes de citron y soient ajoutées, et vous aurez empêché la fonction phénolique des tannins de s’oxyder.

La chimie des tannins

L’auteur nous démontre que la chimie fait partie de l’histoire naturelle. Les tannins sont des phénols de petite taille qui réagissent avec les protéines, avec l’oxygène, avec les métaux. Ils peuvent aussi s’assembler en molécules géantes, rigides, imperméables et très résistantes. Ils donnent aux arbres leurs jolies couleurs d’automne, mais surtout leur rigidité. Si, dans les forêts, les arbres s’élancent à l’assaut de la lumière, c’est bien grâce aux tannins. Ceux-ci sont présents dans la lignine et construisent les plantes terrestres. Les tannins donnent aussi leur rigidité aux insectes.

Ceux-ci sont constitués de chitine et de protéines reliées par des atomes de soufre. Pour améliorer cette rigidité, il faut encore des tannins, qui forment des complexes avec les protéines créant des liens en tous sens. C’est aussi la raison pour laquelle les insectes sont le plus souvent de couleur brune.

Les tannins interviennent massivement dans nos écosystèmes terrestres. Au cours de l’évolution, les plantes les ont privilégiés pour se défendre dans leur milieu (elles éloignent ainsi les animaux en utilisant leur amertume), mais jamais pour servir l’homme. Et pourtant, l’homme les utilise largement pour varier les goûts de ses boissons favorites comme la bière, le vin ou le thé.

Chez certaines populations, c’est bien le goût un peu phénolique des insectes (dû à leurs tannins) qui les rend irrésistibles à la consommation! L’éducation de chacun intervient pour faire aimer ou non l’amertume, l’astringence comme une habitude acquise pouvant aller jusqu’à l’addiction.

L’homme utilise les tannins pour élever le vin en calculant très précisément le moment de la récolte, en attendant la maturité tannique, qui coïncide souvent avec la maturité sucrée. Il arrive même que le vigneron ajoute des galles de chêne broyées ou des marcs de raisin pour augmenter la teneur en tannins d’un vin. Le choix du bois des fûts joue également un rôle important.

Les goûts varieront avec la teneur en tannins qui, par ailleurs, évitent l’invasion des microbes indésirables, tout en tolérant ceux qui fermentent le vin. Les mêmes considérations prévalent à la fabrication des fromages présentés en contact avec le bois ou avec des feuilles de châtaigner.

Le plein de tannins, c’est aussi le plein de couleurs

Si l’on revient à la botanique, très présente dans l’ouvrage, reprenons la plus belle d’entre les fleurs : la rose. Le tannin est accumulé dans le bouton sous une forme attachée à un sucre très soluble qui le retient dans le liquide des vacuoles cellulaires. Lorsque la fleur éclôt, le lien se rompt et permet au principe odorant d’être libéré dans l’air.

Les hortensias seront bleus ou roses en fonction de leur teneur en anthocyanes, qui sont des tannins colorés. Les fleurs sont bleues en milieu neutre ou faiblement basique, elles deviennent roses en milieu acide. Il est pourtant commun de dire que les hortensias sont bleus en sol acide, mais l’auteur nous démontre que cela ne suffit pas. Il faut ajouter des métaux en abondance (fer et aluminium).

Si les bleuets sont d’un si beau bleu, c’est que cette couleur implique un complexe de six flavonoïdes et six anthocyanes reliés entre eux par un ion fer, un ion magnésium et un ion calcium. Vous apprendrez aussi que la couleur rouge des oranges sanguines ou des pêches de vigne est due à des tannins. Marc-André Selosse utilise une formule choc en écrivant « le tannin est un peu le couteau suisse de la plante », car il est considéré comme antioxydant, anti-radicaux libres, anti ultraviolets, mais aussi anti-herbivores.

Certains exemples sont donnés, comme le noyer sous lequel rien ne pousse, ou la reine-des-prés, qui porte bien son nom avec ses tannins qui inhibent le développement d’autres espèces végétales. L’auteur se demande pourquoi les tannins sont tant ignorés. Pourquoi ont-ils été éliminés de la fameuse trilogie glucides protides-lipides ? Sans doute par leur immobilité, qui les oppose ainsi au monde animal.

Il conclut en rappelant que, si nous avions plus écouté nos sens, nous aurions moins ignoré les tannins. En nous faisant voyager dans le temps et dans l’espace, il nous fait découvrir l’action des tannins en tant que médiateurs chimiques, gustatifs, olfactifs et visuels, et nous démontre le rôle majeur qu’ils jouent dans les écosystèmes terrestres.

 

Colette Keller-Didier
Présidente de la Société centrale d’horticulture de Nancy, membre du Conseil scientifique de la SNHF

Éditions Actes Sud, 352 pages, 24,00 €