Les bananiers en Afrique : voyages des hommes, voyages des plantes

Bananes dessert ‘Cavendish’ du commerce international, bananes plantains à cuire des marchés du Cameroun, du Congo… ou bananes à cuire et à bière des Pays des Grands Lacs, des millions de bananiers sont cultivés en Afrique. Pourtant, aucune de ces variétés n’est originaire de ce continent ! Toutes viennent d’Asie, centre d’origine du complexe d’espèces. C’est l’histoire de ces bananiers voyageurs que nous retraçons ici.

Sur un marché en Ouganda, des bananes Mutika © C. Jenny

L’histoire des bananiers en Afrique est un bon modèle de domestication et de diffusion des plantes cultivées. Trois grands types de bananiers y sont principalement rencontrés.

 

Les grands types de bananiers

Plusieurs pays sont d’importants producteurs de banane dite ‘Cavendish’, celle des étals du monde entier. L’amidon se dégradant à maturité, c’est un fruit sucré consommé cru (Figure n° 1-A). Plusieurs variétés sont cultivées mais ce sont toujours des variantes morphologiques, sélectionnées au sein d’un génotype unique et fixées par la propagation végétative. L’Afrique de l’Ouest et du Centre reste également le lieu d’une production de bananes Plantain (Figure n° 1-B), production vivrière traditionnelle alimentant les marchés locaux. L’amidon de ces fruits ne se dégrade pas, le fruit est consommé cuit : bouilli, rôti, frit. Il s’agit encore d’un unique  génotype, même si de nombreuses variations de forme, de couleur ou encore de goût, sont reconnues par les agriculteurs. La diversification des plantains est essentiellement africaine, la diffusion vers l’Amérique du Sud s’est ensuite faite avec l’esclavage. Les bananiers du groupe Mutika sont spécifiques des zones d’altitude d’Afrique de l’Est (Figure n° 1-C). Avec une consommation qui peut atteindre 350 kg par habitant et par an, cette production assure la base de l’alimentation de plus 20 millions de personnes. Ces bananes sont consommées cuites mais servent aussi à la fabrication traditionnelle d’une sorte de bière. Les nombreuses variétés sont, là encore, des variantes morphologiques d’un même génotype. Pourtant, aucun des types cultivés n’est d’origine africaine, tous ont été introduits depuis l’Asie.

Évolution et culture

Tous les bananiers cultivés présentent une pulpe amylacée abondante, sans aucune graine, ils sont donc propagés nécessairement par voie végétative (rejets ou culture in vitro). Les formes ancestrales sauvages sont, au contraire, pourvues en petites graines noires très dures qui rendent leur consommation impossible (Figure n° 2). Musa acuminata (génome noté A) et Musa balbisiana (génome noté B) sont les principales espèces sauvages à l’origine des bananiers cultivés. M. balbisiana est endémique de l’Asie du Sud-Est continental. M. acuminata et ses différentes sous espèces couvrent le milieu insulaire du Sud-Est asiatique et de proche Océanie (Figure n° 3) (Perrier et al., 2009). Une longue période de domestication, commencée il y a au minimum 10 000 ans en Papouasie, a conduit à l’émergence de protovariétés, diploïdes AA. Archéologie et linguistique montrent que les échanges et les migrations vont ensuite se multiplier entre ces îles. De la mise en contact de ces formes primitives émergent alors des hybrides où seront sélectionnées les nombreuses variétés diploïdes AA actuelles (Perrier et al., 2011).

Par ailleurs, M. balbisiana est diffusée depuis le sud de la Chine vers les zones à M. acuminata, non pour ses fruits mais pour ses parties végétatives. Malgré une longue divergence entre les génomes A et B, des hybrides interspécifiques stériles AB se sont formés, quelques-uns ont été retenus par les agriculteurs et sont encore localement cultivés. Ces hybrides entre sous-espèces AA ou entre espèces AB, associent des génomes assez divergents qui renforcent la stérilité. Cependant, de rares gamètes diploïdes (AA ou AB) sont à l’origine de variétés triploïdes souvent plus robustes et plus productives qui seront très tôt et très largement adoptées. Les bananiers Plantain sont ainsi des AAB alors que les Cavendish et les Mutika sont des AAA, mais ils dérivent de différentes sous-espèces, d’où les types de fruits sucrés et à cuire.

Figure n° 3 : Aires de répartition de M. balbisiana (en bordeaux) et des diverses sous-espèces de M. acuminata (en bleu) en Asie du Sud-Est (d’après Perrier et al., 2011)

Du Sud-Est asiatique à l’Afrique

Le cas des bananes Cavendish est le plus récent et le mieux documenté. Le type Gros-Michel était le plus commercialisé jusqu’au milieu du XXe siècle, quand la maladie dite « de Panama » a décimé les plantations du monde entier. Par chance, au XIXe siècle, une autre variété AAA sucrée avait été introduite dans les serres anglaises par Sir Cavendish. Cette variété, résistante à la maladie, a remplacé presque partout la variété Gros-Michel. Cet épisode illustre le risque majeur qui résulte d’une monoculture clonale généralisée. La Cavendish est aujourd’hui très sérieusement menacée par la race 4 du Fusarium. L’origine des bananiers Plantain et Mutika est beaucoup plus ancienne et donc plus difficile à tracer. En Afrique de l’Est, les Mutika sont accompagnés de quelques formes AAA génétiquement proches ainsi que d’un type de diploïdes, les Mchare, intéressants pour leur implication culturelle (Perrier et al., 2018). L’analyse des génomes de tous ces bananiers indique une origine commune dans la partie est de Bornéo, Sulawesi et Moluques. Ces peuples de marins vont traverser l’Océan Indien et atteindre Madagascar. Ils y laisseront leur langue, mais aussi nombre de savoir-faire, de mythes et de légendes. La proximité avec l’est du continent africain amène très rapidement à un métissage culturel, en particulier avec la culture bantoue.

On place ces mouvements dans la fin du premier millénaire de notre ère. L’histoire des bananiers Plantain reste la plus énigmatique. Leur région d’origine se situe entre le sud des Philippines et le nord de la Papouasie. La diversité des formes cultivées montre un centre majeur de diversification en Afrique, dans le golfe de Guinée et une pauvreté variétale plus à l’est du continent.

Figure n° 2 : Fruit séminifère de Musa balbisiana © F. Bakry

 

Cette distribution est particulièrement intrigante pour une plante qui arrive d’Asie, donc de l’est ! Il a été proposé un cheminement depuis la côte est dans les zones écologique- ment acceptables des lisières de la grande forêt primaire du Congo, jusqu’au Cameroun. Là, ce bananier Plantain aurait été largement adopté pour sa capacité à nourrir des populations importantes, se serait diversifié et aurait repris un chemin inverse, vers l’est, peut-être à la faveur des migrations bantoues.

 

On a identifié récemment un proche parent des plantains probablement arrivé en même temps et de la même zone d’origine. Sa présence exclusive aux Comores plaiderait pour une arrivée, comme pour les bananiers Mutika, par l’océan Indien. On ne connaît pas les peuples qui les ont apportés, ni quand.

La culture des bananiers, qui concerne aujourd’hui des populations considérables, demeure le fruit des voyages de quelques hommes qui, à des époques différentes, pour des raisons variées, ont emporté sur leurs bateaux quelques rejets de bananiers que la multiplication végétative a reproduits en millions d’exemplaires. Cette histoire apporte un éclairage original sur les moteurs de la domestication, de l’adoption et de la diffusion des plantes cultivées.

 

Xavier Perrier, Christophe Jenny et Frédéric Bakry
Cirad, UMR AGAP, F-34398 Montpellier, France.
Agap, Université de Montpellier, Cirad, Inrae, Montpellier SupAgro, Montpellier, France,

 

BIBLIOGRAPHIE

Perrier X, Bakry F, Carreel F, et al. Combining Biological Approaches to Shed Light on the Evolution of Edible Bananas. Ethnobotany Research & Applications 2009;7:199-216.

Perrier X, de Langhe E, Donohue M, et al. Multidisciplinary Perspectives on Banana (Musa spp.) Domestication. Proceedings of the National Academy of Sciences 2011;108:11311–11318.

Perrier X, Jenny C, Bakry F, et al. East African Diploid and Triploid Bananas: a Genetic Complex Transported from South-East Asia. Annals of Botany 2018;123:19-36.