L'élégance des conifères

Sylvain Delzon

Le lièvre et la tortue


L’apparition des plantes à graines représente une étape évolutive majeure pour la colonisation et la survie des végétaux dans des environnements contrastés. Les principales innovations ont consisté à s’affranchir d’une forte dépendance à l’eau avec l’apparition du pollen et à coloniser de grandes étendues grâce à la production de graines (dissémination rapide).

Evolution de la diversité spécifique des deux grands taxons (Gymnospermes / Angiospermes). Les quatre divisions des Gymnospermes sont représentées en vert où les Pinophytes correspondent aux conifères. Les nombres en rouge indiquent le début des périodes en millions d’années.La première plante à graines connue (ou spermaphyte) a été datée de la fin du Dévonien (au Famennien, il y a environ 360 millions d'années). Le premier arbre est quant à lui apparu durant la fin de l’ère Paléozoïque (au Carbonifère, il y a environ 300 millions d’années) et les forêts étaient initialement dominées par des gymnospermes et des fougères. Le principal rival de ces gymnospermes, le « jeune  angiosperme » n’est apparu que 150 millions d’années plus tard au début du Crétacé. Le rayonnement des angiospermes ne se produit pourtant qu’à la fin du Crétacé (il y a 100 millions d’années). A cette période, les conifères déclinent, malmenés et repoussés par la compétition des plantes à fleurs et semblent bien démunis contre la sophistication et l’efficacité de leur système de reproduction. Les angiospermes prolifèrent et « explosent » littéralement en termes de nombre d’espèces, colonisant quasiment tous les biomes terrestres à partir des zones équatoriales. Cette constatation (apparition et essor des plantes à fleurs) difficilement explicable a été surnommée « l’abominable mystère » par Charles Darwin lors de ses échanges avec Hooker en juillet 1879 et continue d’intriguer les écologues à travers le monde comme le prouve les publications récentes sur le sujet. Les gymnospermes ne représentent plus que 900 espèces à l’heure actuelle dont 600 de conifères alors que les angiospermes ont plus de 400 000 représentants. Toutefois, les gymnospermes persistent toujours et dominent même plusieurs écosystèmes à travers le globe comme les forêts boréales ou les forêts d’altitude dans l’hémisphère nord.

 

L’ingéniosité des conifères

De nombreuses hypothèses ont été avancées pour expliquer la prise de pouvoir des angiospermes. Historiquement la plus ancienne, l’hypothèse du lièvre et de la tortue proposée par Bond en 1989 repose sur les faibles capacités de compétition des gymnospermes au cours de leur jeune âge. En effet, il décrit les gymnospermes comme de piètres combattants juvéniles à faible croissance (tortues) comparés aux lièvres rapides que sont les angiospermes au stade juvénile. Bond suggère que les conifères ne sont capables de tenir tête aux angiospermes que dans les milieux où ces derniers n’arrivent pas à exprimer leur potentiel maximum en termes de photosynthèse et de croissance. En effet, on rencontre peu de conifères dans les forêts tropicales qui sont dominées par les angiospermes. Les conifères occupent majoritairement des milieux contraignants, soit froids (Taïga), soit secs (forêts méditerranéennes ou forêts sclérophylles des Montagnes Saharienne, Cupressus dupreziana), soit pauvres en nutriments (Landes de Gascogne, Pinus pinaster, voir article La Forêt des Landes de Gascogne, royaume du Pin maritime). Pour être les rois de ces milieux, les conifères doivent disposer de mécanismes physiologiques, phénologiques[1] et de structures anatomiques, mieux adaptés que ceux des plantes à fleurs. Les forestiers savent depuis longtemps que les conifères ont besoin de moins de nutriments que les angiospermes. Plus récemment, nous avons appris qu’ils étaient plus résistants à l’embolie[2] que les angiospermes, que ce phénomène soit induit par le froid ou par la sècheresse.
 


Adaptation au froid

Leur appareil vasculaire est composé de trachéides de petites tailles (par opposition aux vaisseaux de grandes tailles des angiospermes) qui sont beaucoup moins vulnérables à l’embolie hivernale. Or, il existe un lien causal entre la taille des éléments conducteurs et la vulnérabilité à l’embolie. Lorsque la sève gèle, des cristaux de glace se forment dans les éléments conducteurs. Lorsqu’elle dégèle, les cristaux de grandes tailles ont plus de difficultés à se dissoudre dans la sève, formant ainsi des microbulles d’air à l’origine de l’embolie. Les conifères possèdent donc un xylème plus performant en milieu froid, leur permettant de dominer les forêts boréales et d’altitude.
 

Illustration des différences anatomiques au niveau de l’appareil vasculaire (le xylème) entre les conifères (trachéides uniquement) et les angiospermes (vaisseaux/trachéides).
Illustration des différences anatomiques au niveau de l’appareil vasculaire (le xylème) entre les conifères (trachéides uniquement) et les angiospermes (vaisseaux/trachéides). V = vaisseaux, LW = bois d’été (late wood), EW = bois de printemps (early wood), TR = coupe transversale (transverse section), R = coupe radiale (radial section), TA = coupe longitudinale tangentielle (tangential section). Source Core HA, Cóté WA Jr, Day AC 1979 Wood structure and identification, 2nd edn. Syracuse Univ Press, Syracuse, 172 pp
 


Adaptation à la sècheresse

Toujours au niveau de leur xylème, une autre spécificité se situant très précisément dans les ponctuations aréolées (pore dans les parois des éléments conducteurs) les rend plus résistants à l’embolie estivale, c'est-à-dire à la sècheresse. Ils ont mis en place un système sophistiqué comparable à une valve (voir article Evolution et phylogénie des Conifères), limitant la propagation de l’embolie (passage de bulles d’air) lorsque les sècheresses sont intenses. C’est pour cette raison que les espèces les plus résistances au stress hydrique jamais mesurées sont des conifères de la famille des Cupressaceae (Callitris, Cupressus, Juniperus, Tetraclinis).


Observation de la cavitation

Photos en microscopie électronique mettant en évidence la cavitation ou l’embolie chez les plantes. A gauche, vaisseaux cavités dans le limbe d’une feuille de noyer. A droite, vaisseaux cavités dans le xylème de la tige - © Hervé Cochard
Photos en microscopie électronique mettant en évidence la cavitation ou l’embolie chez les plantes. A gauche, vaisseaux cavités dans le limbe d’une feuille de noyer. A droite, vaisseaux cavités dans le xylème de la tige - © H. Cochard


[1] Phénologie : étude de la répartition dans le temps de certains événements biologiques cycliques en relation avec les variations saisonnières du climat tels que l’apparition des feuilles, des fleurs et des fruits.

[2] Cavitation ou embolie : formation de bulles d’air dans le xylème rompant la continuité de la colonne d'eau et réduisant la transpiration. Des événements récurrents de cavitation induisent la mort de l’organe voire de la plante.



A gauche: Agathis atropurpurea (Araucariaceae)  Sydney, Australie. A droite: Phyllocladus aspleniifolius (Podocarpaceae) Tasmanie, Australie - © S. Delzon

Quelques exemples de conifères à « feuilles ». A gauche : Agathis atropurpurea (Araucariaceae)  Sydney, Australie. A droite: Phyllocladus aspleniifolius (Podocarpaceae) Tasmanie, Australie - © S. Delzon. Beaucoup moins connus au nord de l’équateur, ces morphologies foliaires sont extrêmement communes en hémisphère sud. 


Adaptation aux milieux peu fertile

Enfin le feuillage persistant est un atout majeur des conifères pour vivre sur sols pauvres : la longue durée de vie des aiguilles (plus de 10 ans pour certaines espèces) réduit le flux de nutriments vers le compartiment du sol et ses décomposeurs (réduction de la litière), augmentant ainsi l’efficacité de ces espèces dans les milieux peu fertiles (forme de recyclage).

Par conséquent, les conifères semblent avoir choisi l’élégance plutôt que l’agressivité en évitant la compétition directe avec leurs concurrents. Toutefois, il faut mentionner qu’au sein du taxon des conifères, les Podocarpaceae font exception. Un grand nombre d’espèces de cette famille (Podocarpus, Afrocarpus…) ont imité les angiospermes pour mieux leur résister. Plusieurs études ont récemment montré qu’ils avaient développé des « aiguilles » plates et élargies ressemblant étrangement aux feuilles des angiospermes, d’un point de vue anatomique et fonctionnel. En effet un grand nombre d’espèces de conifères possèdent des pseudo-feuilles et non des aiguilles ou des écailles. Ces pseudo-feuilles augmentent la surface d’interception de la lumière, les rendant plus tolérants à l’ombre et plus compétiteurs dans les forêts subtropicales de l’hémisphère Sud où la canopée est largement dominée par de grands angiospermes.

 

Biogéographie des espèces actuelles

Les forts taux d’extinction observés dans la lignée des gymnospermes lors du rayonnement des angiospermes expliquent en grande partie le faible nombre d’espèces actuelles. Parmi les 7 familles actuelles de conifères, les Pinaceae, les Podocarpaceae et les Cupressaceae représentent à elles seules plus de 85% de la diversité. La famille des Pinaceae est de loin la famille la plus connue dans nos contrées, grâce à plusieurs représentants de renom : le sapin, le cèdre, l’épicéa, le mélèze et les pins. Cette famille se rencontre uniquement en hémisphère Nord, à l’exception de Pinus merkusii qui franchit l’équateur en Asie. De façon surprenante, alors que les autres familles de conifères possèdent des restes fossiles de par le monde, aucun fossile de Pinaceae n’a été retrouvé en hémisphère Sud alors qu’ils sont pourtant très abondants au Nord de l’Equateur. La raison la plus probable pour expliquer les fortunes contrastées qu’ont connues les Pinaceae dans les deux hémisphères semble être la barrière infranchissable que forme la forêt tropicale sempervirente. Bien que les Pinaceae actuelles forment des forêts allant du cercle polaire au tropique, la plus forte diversité est rencontrée aux latitudes intermédiaires. Leur répartition semble fortement liée aux températures froides comme en démontre l’absence de fossiles pendant les périodes chaudes du Paléogène à nos latitudes. De plus, grâce à la paléobotanique[3] et à la phylogéographie[4], des migrations de plusieurs espèces de pins ont été mises en évidence et reconstituées lors d’oscillations passées du climat, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord. Elles montrent que les Pinaceae avaient une aire de répartition restreinte au niveau de l’Arctique durant les périodes chaudes et redescendaient vers le sud durant les périodes froides. Par opposition, les Podocarpaceae vivent quasi-uniquement dans l’hémisphère Sud. En termes de diversité spécifique, les Podocarpaceae forment la famille la plus prolifique de cet hémisphère. Bien que la richesse spécifique soit élevée, ces espèces sont généralement en faible abondance et se retrouvent clairsemés dans les forêts denses d’angiospermes. On les retrouve sur tous types de sols et de climats, depuis le niveau de la mer jusqu’au sommet des montagnes, à l’exception des milieux secs. Lors du rayonnement des angiospermes en région tropicale, les espèces de Podocarpaceae à écailles ont été remplacées par des espèces à feuilles aplaties beaucoup plus efficaces pour intercepter la lumière et fixer du carbone par photosynthèse. Comme pour les Pinaceae dans l’hémisphère Sud, le « succès » des Podocarpaceae diminue très rapidement au Nord de l’équateur.
 

Illustration de l’évolution de la morphologie des feuilles chez les Podocarpaceae.
Illustration de l’évolution de la morphologie des feuilles chez les Podocarpaceae. Les espèces les plus anciennes dans la phylogénie possèdent des aiguilles ou des écailles (Acmopyle pancheri en haut à gauche et Dacrydium balansae en haut à droite - © S. Delzon) alors que les espèces les plus récentes possèdent des pseudo-s (Podocarpus greyae en bas à gauche et Podocarpus lambertii en bas à droite - © S. Delzon). D’autres espèces de conifères telles que les Taxaceae (Amentotaxus, Austrotaxus) et les Araucariaceae ont également réussi à combattre les angiospermes décidues en produisant des feuilles larges et plates.


[3] Paléobotanique : Etude de l'histoire évolutive des végétaux via l’utilisation de fossiles.

[4] Phylogéographie : Etude des phénomènes génétiques et démographiques ayant conduit à la répartition des espèces et à la structuration actuelle des populations.


Araucaria columnaris (Araucariaceae) sur le site de la Baie des tortues en Nouvelle Calédonie - © S. Delzon

Araucaria columnaris (Araucariaceae) sur le site de la Baie des tortues en Nouvelle Calédonie - © S. Delzon


Les Araucariaceae, bien que peu importantes en nombre n’en sont pas moins intéressantes. Elles sont également cantonnées aux forêts de l’hémisphère Sud, à l’exception de quelques espèces d’Agathis en Malaisie. Les Araucaria sont certainement les espèces les plus connues de cette famille, qui ne comprend que trois genres, dont le nouveau-né Wollemia nobilis (voir article dans ce dossier). Actuellement il n’existe plus que 19 espèces d’Araucaria alors qu’à l’époque du Gondwana (avant 160 millions d’années), ce genre était largement représenté entre le 20e degré de latitude Nord et le 60e degré de latitude Sud. Leur répartition est par ailleurs substantiellement plus réduite de nos jours et très singulière, puisque 13 espèces sont endémiques de la Nouvelle Calédonie ; les 6 autres espèces étant originaires de l’Océanie (Araucaria heterophylla, île Norfolk ; A. bidwillii et A. cunninghamii, Nord-est de l’Australie ; A. cunninghamii et A. hunsteinii, Nouvelle Guinée) et de l’Amérique du sud (A. angustifolia et A. araucana[5]). La Nouvelle Calédonie est donc le sanctuaire des Araucaria, comme l’atteste le nom d’une de ses îles paradisiaques : l’île des Pins, qui renferme un grand nombre d’Araucaria columnaris, appelé pin colonnaire sur « le caillou ». Aucune autre région du monde de superficie comparable ne possède autant de conifères que la Nouvelle-Calédonie, soit environ 44 espèces réparties en 15 genres en pleine zone tropicale (en comptant les cinq espèces d’Agathis, cette île minuscule à l’échelle du globe représente à elle seule 45 % des Araucariaceae dans le monde). Cette particularité en fait un site exceptionnel qui intrigue les scientifiques de tous les continents ; chaque année, ils viennent étudier les conifères locaux, qui sont malheureusement tous sur la liste rouge des espèces menacées. Ces espèces grégaires ne forment que rarement des forêts denses et occupent des milieux plutôt clairsemés comme des pentes escarpées ou des crêtes sommitales. Pour reconnaître les espèces, il existe plusieurs documents dont le site Internet d’Endemia (www.endemia.nc.).

 

Seuls les Cupressaceae, 3e plus grande famille, sont présentes dans les deux hémisphères. Il est toutefois intéressant de noter qu’une division nord/sud existe dans la phylogénie de cette famille, avec deux groupes bien distincts : les Cupressoideae en hémisphère Nord et les Callitroideae en hémisphère Sud. Dans l’hémisphère Nord, elles ont une répartition similaire à celle des Pinaceae, avec une diversité maximale entre 30° et 40°N qui décline rapidement en s’approchant de l’équateur. Dans l’hémisphère Sud, elles atteignent de nouveau un pic de diversité vers 35°S. Quel que soit l’hémisphère, elles adoptent la même stratégie leur permettant de coexister avec les Pinaceae et les Podocarpaceae en milieux tempéré et humide ; mais elles sont également capables de survivre dans des milieux très secs grâce à leur grande résistance à la cavitation (voir article Evolution et phylogénie des Conifères – faire le lien sur le titre). Il en résulte une domination sans équivalent dans les écosystèmes xériques[6] par les Juniperus, Cupressus et Tetraclinis dans l’hémisphère Nord et par les Callitris et Widdringtonia dans l’hémisphère Sud.

 

Le rayonnement des angiospermes au Crétacé pourrait avoir profondément bouleversé la biogéographie et diminué le succès des conifères, le groupe majeur d’arbres présent à cette époque. Toutefois, comme nous venons de le voir les conifères sont toujours présents à l’heure actuelle et prospèrent même dans certains biomes en dépit de leur soi-disant infériorité en terme de croissance et de reproduction. Si l’on considère que les angiospermes ont surtout impacté les familles éteintes de conifères, on peut faire l’hypothèse que l’aire de répartition des Pinaceae a été peu modifiée depuis l’apparition des angiospermes, avec une dominance de ce taxon dans les milieux froids de l’hémisphère Nord en raison de leur forte résistance à l’embolie hivernale. Les Cupressaceae auraient acquis une plus grande résistance à la sècheresse afin de conquérir les milieux secs où elles sont à l’abri de la compétition directe des angiospermes. Seuls les Podocarpaceae auraient somme toute évolué sous l’effet de la confrontation directe avec les angiospermes en mettant en place des feuilles élargies leur permettant de subsister, en faible abondance, dans les forêts tropicales. En conclusion, les conifères possèdent des attributs (caractères physiologiques et morphologiques tels qu’une meilleure résistance à la cavitation hivernale et estivale, une durée de vie de feuille plus importante, une structure du bois plus robuste) les rendant très efficaces et performants dans tous types d’écosystèmes sauf les milieux très productifs comme la forêt tropicale humide.  


[5] Paléobotanique : Etude de l'histoire évolutive des végétaux via l’utilisation de fossiles.

[6] Phylogéographie : Etude des phénomènes génétiques et démographiques ayant conduit à la répartition des espèces et à la structuration actuelle des populations.