La lutherie s’empare de nouveaux matériaux

Évoquons les violons de légende de l’École de Crémone : les Stradivarius, les Amati, les Guarnerius… Tous ont été construits avec des bois d’exception, choisis en montagne avec amour, séchés avec soin, taillés selon des patrons mystérieux, vernis à l’aide de formules confidentielles. Encore faudra-t-il, pour en tirer des sons dignes des plus grands maîtres, caresser leurs cordes avec un archet en bois de Pernambouc… Ces traditions ont prospéré en pleine époque romantique. Mais de nouveaux matériaux sont apparus.

Jean-Baptiste Vuillaume (1798-1875) recopia les empreintes internes de différents instruments d’exception, qu’il s’efforça de recopier, notamment certains Stradivarius, dont on dit qu’il a commercialisé plusieurs milliers de copies © J. Flink CC BY-NC-SA 2.0

 

La fascination pour l’ancien ne date pas d’hier

La rareté et la fragilité des instruments anciens ou leur coût prohibitif ont inspiré bien des recherches et des innovations. C’est dès le début du XIXe siècle que l’éminent luthier Jean-Baptiste Vuillaume (1798-1875), travaillant avec le physicien Félix Savart (1791-1841), s’est employé à comprendre l’anatomie et la physiologie des instruments du quatuor à travers l’analyse de nombreux violons anciens achetés en Italie, de la nature de leur bois, de leurs différents patrons de construction, etc.

Vers 1820, Vuillaume et Savart fabriquent un violon théorique à caisse trapézoïdale dont la musicalité était fort acceptable et dont il subsiste un exemplaire au musée de l’École  olytechnique de Paris. Vuillaume prend surtout les empreintes internes de différents instruments d’exception, qu’il s’efforce de recopier. C’est le cas du fameux violon « Il Cannone », de Guarnerius del Gesu, appartenant alors à Paganini, le cas également du « Duport », un violoncelle de Stradivarius, racheté en 1974 par Mstislav Rostropovitch et dont on dit que Vuillaume avait commercialisé plusieurs milliers de copies.

Les séries réalisées par Vuillaume, les clones, pourrions-nous dire à propos de cette horticulture musicale, étaient aussi prisées que les originaux qui leur avaient donné naissance. Seule différait la couleur du vernis qui, par honnêteté, était rouge dans les copies. À Gênes, on peut voir, dans le même musée, le Canon de Guarnerius et celui de Vuillaume, ce dernier l’ayant donné en hommage à Paganini, qui en avait approuvé la fabrication et plébiscité les performances.

Les luthiers actuels savent fabriquer d’excellents instruments. Mais même excellents, ces instruments, encore privés de légende, ont beaucoup de mal à se faire une réputation.

Des archets à fibre nerveuse

Quant à l’archet, dont la forme a beaucoup évolué depuis le grand siècle avant de s’évader finalement du modèle baroque, nous devons sa forme actuelle à un autre français, contemporain de Vuillaume, François-Xavier Tourte (1747-1835). Cherchant une essence durablement nerveuse, ce dernier avait essayé tous les bois disponibles chez les ébénistes d’art de Paris. Il jeta finalement son dévolu sur le Bois Brésil ou « Bois couleur de braise », ainsi nommé à cause de sa couleur rougeâtre, employée depuis longtemps… en teinture (1*) !

Pourtant, la rareté et le coût du produit ont rapidement fait rechercher des bois de remplacement. Maintes fois imité, il ne fut jamais vraiment égalé.

On essaya, et on emploie encore, différents bois à fibre nerveuse, appelés pour cela « Bois de fer », mais ce n’est guère convaincant que pour les étudiants. Les importations de Pernambouc faisant l’objet d’un rationnement pour causes environnementales, on se tourne résolument vers la fibre de carbone, d’ores et déjà appréciée par différents concertistes.

Est-ce une hérésie ? Pas plus en tout cas que l’acier creux qu’expérimenta Vuillaume et que joua Paganini en son temps.

Un saxhorn bass construit par Adolphe Sax en 1863. Il inventa par ailleurs une famille de clarinettes coniques pour laquelle il abandonna le bois, trop difficile à mettre en œuvre, au bénéfice du cuivre et de ses alliages : ce sont les saxophones © CC BY-NC-SA 1.0Mais même excellents, ces instruments, encore privés de légende, ont beaucoup de mal à se faire une réputation.

Du maillechort au polyuréthane aliphatique

Les fabricants de guitares ne se privent pas de faire entrer, dans la confection de leurs instruments, des matériaux extrêmement variés et parfois davantage issus de la chimie que produits par la nature. La société allemande Mezzoforte construit des violons et violoncelles en polyuréthane aliphatique.

Les fabricants d’instruments à vent sont soumis, tout autant que d’autres, aux règles(2*) imposées par le respect de la biodiversité planétaire. Les ébènes, palissandres, amourettes, Cocus-Wood et autres se raréfient. On expérimente déjà des matériaux composites combinant résines et poudres de bois précieux. La formule permet de concilier aspect classique et inertie à l’humidité. Les barillets et pavillons des clarinettes ne se fendent plus ! Il y a même un constructeur de trompettes qui fait appel aux matériaux composites renforcés par de la fibre de carbone.

Les fabricants de bassons proposent aux élèves débutants des instruments en matière plastique, mais les hautbois restent réfractaires à l’innovation.

Quant aux flûtes traversières, il y a longtemps que les résines sont proposées pour la fabrication en série des piccolos, formule bien appréciée par les instrumentistes se produisant par tous les temps en extérieur.

Théobald Boehm lui-même, lorsqu’il présenta sa nouvelle flûte dans les années 1830, qu’il perfectionna en 1847, avait essayé toutes sortes de matériaux susceptibles de contourner les inconvénients du bois. Ce fut le cas de l’ébonite (caoutchouc vulcanisé), qui venait d’être inventé, en 1839, par l’américain Hutchinson. Il se rabattit finalement sur un nouvel alliage de cuivre, zinc et étain, mis au point entre 1819 et 1823 par les métalliers lyonnais Maillot et Chorier: le maillechort, ainsi que sur l’argent.

La flûte et la graminée

Le XIXe siècle est celui de l’invention de nouveaux instruments. Le génial Adolphe Sax compléta la série des cuivres (saxhorn, cornets…) et inventa une famille de clarinettes coniques pour laquelle il abandonna le bois, trop difficile à mettre en œuvre, au bénéfice du cuivre et de ses alliages : ce sont les saxophones. S’agissant d’instruments entièrement nouveaux, il n’y avait pas trahison.

Cette clarinette en ébonite a été créée par Graves & Company en 1889. Dès les années 1840, ThéobaWld Boehm avait testé ce matériau pour des instruments de musique © Metropolitan Museum of Art CC BY-NC-SA 1.0

 

À l’Exposition universelle de 1937 à Paris, le pavillon de l’Allemagne présentait des prototypes d’instruments fabriqués en polyméthylacrilate de méthyle, ou plexiglas, par les frères Mönnig qui repartirent avec une médaille d’or. Nous étions alors loin des mythiques flûtes en cristal incrustées d’améthystes, que signait le Parisien Laurent entre 1810 et 1830, mais tous cherchaient une inertie à l’humidité que le bois ne peut offrir.

Tout récemment, les chercheurs de l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) se sont penchés sur une reproduction expérimentale d’instruments anciens par numérisation, puis impression en trois dimensions. Quelles perspectives artisans et artistes pourront-ils en tirer ?

Le végétal, ses chaumes, ses feuilles, ses fibres, ses fruits et ses graines ont inspiré les musiciens. Ils nous ont montré les chemins de la lutherie, qui en gardera éternellement le souvenir et qui n’est d’ailleurs pas encore prête à les abandonner. Un air de flûte évoquera toujours l’effet du souffle dans une tige de graminée…

 

Daniel Lejeune
Administrateur de la SNHF

 

(1*) Depuis la découverte de l’Amérique, il en arriva tant de la région de Pernambouc qu’il conserva ce nom.

(2*) Voir l’encadré sur les palissandres en page 30.

POUR FAIRE DANSER LA GIGUE

Les colons de la Nouvelle-France, qui n’avaient pas à leur disposition l’érable ondé, ni l’épicéa d’Europe, fabriquèrent des instruments avec les bois locaux tout à fait suffisants pour faire danser le quadrille et la gigue. De tels violons s’appelaient, dans le savoureux jargon québécois, une «giguère » et l’érable canadien dans lequel on le taillait, un « érable à giguère », nom qui est resté dans les ouvrages de botanique pour l’Acer negundo!