Jardins flottants : atouts et fragilités

Eric Mollard

Les jardins flottants, ceux que l’on peut déplacer sur l’eau, se ramèneraient au cas unique du lac Inlé en Birmanie. Sur des radeaux de végétation naturelle, le cultivateur dispose vase et algues pour réaliser des « planches de culture », bandes de terre dans lesquelles il enfouit les graines ou, plus souvent, repique les plants issus d’une pépinière. Alors que ce type de jardin flotte, les observateurs ont depuis longtemps dénommé jardin flottant ce qu’on appelle en France des « hortillonnages » ou au Mexique des « chinampas » [1]. Dans cette configuration, la succession de plates-formes surélevées et entourées de fossés dans lesquels l’eau circule ne flotte aucunement. Que les jardins flottent véritablement ou soient simplement entourés d’eau, ils s’inscrivent dans l’horticulture en milieu humide.


Vue aérienne schématique des jardins drainés, plantés de patates douces en Papaouasie-Occidentale (d’après Heider)

Camellones préhistoriques en lignes, Lianos de Mojos, Amazonie bolivienne - © P. Gondard

1: Vue aérienne schématique des jardins drainés, plantés de patates douces en Papaouasie-Occidentale (d’après Heider)
2: Camellones préhistoriques en lignes, Lianos de Mojos, Amazonie bolivienne - © P. Gondard


Des jardins semi-intensifs chez les Dani

Au-delà du pittoresque[2], un tour d’horizon des jardins flottants au sens large invite à penser les liens qui unissent agriculture, ville et eau. L’excursion nous arrête des régions qui illustrent trois formes de jardin flottant : les jardins semi-intensifs, les hortillonnages et les jardins mobiles. En Indonésie, les jardins Dani ont été découverts en 1938 au cœur de la Nouvelle-Guinée dans la province de Papouasie. A cette époque, les planches de culture surélevées étaient façonnées sans outil de métal. Chez les Dani, la succession de planches de culture est entrecoupée de fossés de deux mètres de large et de plus d’un mètre de profondeur (Mollard et Walter 2008). Les fossés forment un labyrinthe dont le modelé se démarque des alignements qui sont la règle ailleurs. L’usage de la barque n’est pas mentionné et il n’est pas sûr que les fossés aient été en eau toute l’année. La jachère d’une ou de plusieurs années souligne le caractère semi-intensif de cette horticulture. A la remise en culture, les producteurs recouvrent les planches de culture et les talus de la vase extraite des fossés. Une intensification minimale de l’usage du sol a commandé la conception des jardins Dani, aucun marché n’incitait d’ailleurs à récolter davantage. Le goût pour la patate douce expliquait le choix du marais, le type d’aménagement et son mode de culture.

 


Camellones et chinampas

Alors que la notion de jardin inclut les notions de temps de travail, de diversité culturale, d’intensification, voire d’ordre, le jardin Dani s’en démarque. Il illustre un type de jardin qui semble avoir existé ou qui existe encore dans d’autres régions du monde. Aussi retrouve-t-on ce niveau d’intensité culturale dans les grandes tarodières[3] irriguées à jachère des îles du Pacifique (Walter 2008) et dans l’aménagement des bas-fonds inondables au Ruanda. Ils pourraient aussi être le modèle agricole des immenses étendues de camellones éparpillées en Amérique latine (Gondard 2008). Les camellones désignent l’alternance de longues bandes de terre au relief émoussé et de fossés parallèles peu profonds. Abandonnés avant l’arrivée des Espagnols, les camellones accueillaient sans doute une agriculture humide dont on ne sait si les fossés étaient en eau durant la seule saison des pluies ou si l’eau circulait en permanence. Divers auteurs ont opté pour le fonctionnement fondé sur le modèle des chinampas. On verra plus loin que le haut niveau d’intensification horticole des chinampas était en rapport avec un grand marché urbain et des fossés toujours en eau.


[1] Van Duzer (2004) rassemble les témoignages, depuis Sénèque, d’îles flottantes. Certaines gardent leur mobilité malgré la présence d’arbres. En ce qui concerne l’agriculture, l’auteur ne parvient pas toujours à distinguer les îles flottantes des hortillonnages (les hortillonnages de Saint-Omer sont appelés « îles flottantes » -p.64 ; voir aussi p.9).  

[2] Les appellations de jardin flottant, de marché flottant et de « ville flottante » (aussi dénommée « Venise » orientale, américaine ou africaine) connaissent un regain d’intérêt à des fins touristiques.

[3] Parcelles consacrées à la culture du taro.


Hortillonnages : un engouement en Thaïlande

En Thaïlande, comme en Indonésie (Levang 2008), les hortillonnages du delta du Chao Phraya connaissent un engouement exceptionnel depuis quarante ans. La capitale du Siam a déménagé une première fois à Ayutthaya en 1350 puis une seconde fois à Bangkok en 1767. Les inondations répétées n’effrayaient pas la population car la richesse du royaume reposait sur les rizicultures flottantes et en eau profonde conduites sans engrais et donnant de faibles rendements (Mollard et Walter op. cit.). Dans un tel environnement aquatique, comment cultiver des légumes ? Quelques hortillonnages existaient déjà au XVII­­e siècle, mais c’est au XIXe siècle qu’a lieu une première vague d’aménagements paysans. Depuis la prise de possession du delta, rois et nobles n’ont cessé de l’aménager avec des voies navigables pour promouvoir le transport, l’irrigation et le peuplement humain. A la fin du XIXe siècle, des coolies chinois sous contrat avec le gouvernement siamois participaient aux chantiers. Avec leur épouse Thaïe, les jeunes travailleurs se sont installés dans la jungle inondable le long d’un canal nouvellement creusé. Leur premier soin est de clore leur lopin d’une digue avant de façonner des fossés et des planches de culture dans le polder individuel. A l’époque, une pompe en bois et à pédales permettait de contrôler le niveau d’eau. Sur le plan commercial, on accédait aux marchés de Bangkok en pirogues et en barques. Aujourd’hui encore, l’exploitation de la fertilité des marais continue à produire une multitude de fruits et de légumes.


Pompe à « vertèbres de dragon » en Thaïlande - © IRD

Epandage de pesticide en Thaïlande - © IRD

1: Pompe à « vertèbres de dragon » en Thaïlande - © IRD / 2: Epandage de pesticide en Thaïlande - © IRD

 

Proches de l’agonie

Après la Seconde Guerre mondiale, barrages, digues et écluses régulent davantage l’eau du delta. L’ouverture commerciale de la Thaïlande offrent alors aux hortillonnages la possibilité d’exporter depuis les asperges bio jusqu’aux raisins douchés journellement de pesticides en passant par les mangues, les orchidées, le maïs baby-corn et toute la gamme des productions tropicales. Une partie substantielle du delta se couvrent d’hortillonnages à légumes et d’hortillonnages à fruitiers plus élevés au point d’en faire une nouvelle Hollande. Quant à leur zone d’origine, elle devient un haut-lieu touristique autour de Damnoen Saduak et de son marché flottant. Le niveau d’intensification et une diversification exceptionnelle rendent les hortillonnages thaïlandais analogues aux chinampas de Mexico et aux hortillonnages en France. Toutefois, ces deux derniers sont proches de l’agonie après avoir connu un âge d’or de plusieurs siècles. Aussi Mexico, qui ne connaissait ni charroi ni fer ni animaux de trait avant les Espagnols, était-elle une des plus grandes villes du monde. Construite sur l’île d’un vaste lac, son approvisionnement dépendait des chinampas et du transport en pirogues. De nos jours, il ne reste que les chinampas de Xochimilco qui, bien que protégées légalement, sont soumises à de fortes pressions urbaines. En France, la préservation des hortillonnages d’Amiens et de Bourges, situés en centre ville ou à proximité, exige une volonté politique et un engagement associatif sans faille (Mollard 1999).


La ville d’Amiens mobilisée pour réhabiliter ses hortillonnages

La ville d’Amiens mobilisée pour réhabiliter ses hortillonnages - © J.-F. Coffin


Jardins flottants du lac Inlé - © IRD

Jardins flottants du lac Inlé - © IRD

Des jardins mobiles

En Birmanie (Myanmar en birman), les producteurs de l’ethnie Intha cultivent le lac Inlé. L’invention des jardins véritablement flottants est la conséquence de l’introduction des jacinthes d’eau originaires du Brésil. Dans les radeaux naturels de racines enchevêtrées, l’agriculteur découpe à la scie des lanières de dix mètres de long avant de les ancrer et de les recouvrir de boue. Sur les planches de cultures ainsi réalisées, il repique les plants et les palisse. L’irrigation s’opère en enfonçant dans l’eau les jardins sous le poids de l’agriculteur. Oignons, piments, aubergines, tomates, concombres, haricots et fleurs sont destinés au marché local. Les observateurs n’indiquent pas s’il y avait une ville d’importance ou un marché à proximité. Ils ne précisent pas davantage si l’ethnie constructrice était exclusivement riveraine, auquel cas l’absence d’accès aux espaces forestiers alentours l’aurait forcé à cultiver sur le lac. Sur le plan écologique, le vent et les vagues peuvent devenir une contrainte, mais on ignore si le lac est naturellement protégé au point de rendre possible cette horticulture unique.

 

Une réponse à l’intensification

Les jardins Intha illustrent la seule horticulture véritablement flottante contemporaine. Au Cachemire, des jardins analogues s’étendaient il y a quelques décennies à la périphérie de Srinagar sur le lac Dal. Sur le lac Titicaca en Bolivie ou dans les marais d’Irak (Thesiger 1954), quelques plants ont pu être cultivés près des maisons juchées sur un radeau de joncs ou de roseaux ou sur un îlot artificiel. L’horticulture flottante du Cachemire, dont il ne reste que le marché flottant, s’inscrit plus clairement que celle du lac Inlé dans le schéma explicatif de l’intensification. Dans un lac également peu profond, les agriculteurs construisaient des hortillonnages avec vase et algues sur les hauts fonds et cultivaient sur des mottes de composition identique. Les observateurs ont relayé l’idée de jardins mobiles qu’on pouvait faire glisser sur le fond vaseux et qui ont parfois été volés la nuit tombée (Dupuis 1962). La densité de population et l’urbanisation étaient élevées dans la vallée où un tourisme ancien a animé précocement la demande de légumes. Les sols filtrants à sables et graviers des anciennes terrasses lacustres alentours rendaient délicate la culture irriguée. Dans ces conditions, la culture de légumes et de melons, mais pas des fruitiers, devenait relativement aisée sur le lac dont la masse thermique, de surcroît, tempère les gelées nocturnes fréquentes en altitude.

 

L’esthétique de la fragilité

Face à un milieu humide, le dilemme « drainer ou flotter » a interpelé de tous temps les agriculteurs. De leur côté, les gouvernants et les agronomes (Sauvy et al 1965) privilégiaient assèchement et colmatage. Si le dilemme a basculé pour prendre en compte les valeurs environnementales, les vulnérabilités actuelles sont plus variées. Objets de nombreux dispositifs de protection telles les conventions de Ramsar[4], les milieux humides demeurent fragiles autant par leur nature écologique que par l’appétit foncier qu’ils suscitent. Inversement, la société peut aussi les protéger comme les jardins flottants le montrent. Srinagar au Cachemire et les camellones d’Amérique latine soulignent que les jardiniers eux-mêmes se détournent de l’horticulture humide face à la pression foncière, aux inondations, à la pollution ou à la concurrence. Le tourisme incontrôlé devient aussi une nuisance. Peut-être davantage que les grandes ONG qui s’efforcent de promouvoir les techniques de jardin humide, les citadins sont bien placés pour contribuer à la préservation des milieux humides en achetant leurs produits. Au-delà de l’action citoyenne, les jardins flottants demeurent un enjeu de connaissance tant que les conditions de leur pérennité et de leur promotion sont insuffisamment identifiées. Peu d’études parviennent à envisager l’agriculture dans ses dimensions à la fois écologiques, économiques et sociales. La mise à profit locale d’un savoir paysan tel l’usage de la marée, la connaissance des crues ou la culture anticonformiste sur jacinthes d’eau génère une diversité mal comprise. Faute d’apprécier les localismes, les facteurs structurants que sont la démographie, la technologie, le marché, le type de société et les attentes citadines sont mal cernés. C’est peut-être la plus belle leçon que nous donnent les jardins flottants, à savoir l’éclosion d’une esthétique de la fragilité qu’il reste à apprécier, à comprendre et à aider.

 

a lire

Dupuis Jacques. 1962, Les bassins intérieurs du Kashmir et du Népal. In: Annales de Géographie. t. 71, n°384 :156-166.

Gondard Pierre. 2008. Les camellones sud-américains. In : Mollard Eric et Walter Annie (ed.). Agricultures singulières. Paris : IRD : 75-80.

Heider Karl G. 1970. The Dugum Dani: A Papuan Culture in the Highlands of West New Guinea. Wenner-Gren Foundation.

Levang Patrice. 2008. Pasang surut en Indonésie. In : Mollard Eric (ed.), Walter Annie (ed.). Agricultures singulières. Paris: IRD: 97-102.

Mollard Eric. 1999, Les hortillonnages en Thaïlande et dans le monde. JATBA 41(2):165-183

Mollard Eric, Walter Annie, 2008. Agricultures singulières. Paris : IRD Editions. 344p. 

Needham Joseph, Francesca Bray. 1984. Science and Civilisation in China, Volume 6, Part 2, Agriculture by Francesca Bray, Cambridge University Press, pp 724

Salameh George Dimitri, 2012. Hortillons et patrimonialisation des hortillonnages. Glissement d'un paysage agri-culturel vers un paysage politique. Master AgroParisTech

Walter Annie 2008. Le taro en culture inondée. In : Mollard Eric (ed.), Walter Annie (ed.). Agricultures singulières. Paris : IRD :51-58.

Sauvy Alfred, Hecht Jacqueline. 1965 La population agricole française au XVIIIe siècle et l'expérience du marquis de Turbilly. In: Population, 20e année, n°2 :269-286.

Thesiger Wilfred1954. The Marshmen of Southern Iraq. The Geographical Journal , Vol. 120, No. 3 (Sep.):272-281

Van Duzer Chet. 2004. Floating Islands. A Global Bibliography. Los Altos Hills, California. 404p.


[4] Dites aussi « Convention relative aux zones humides d'importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d'eau ». Ce traité international adopté par les nations participantes lors d'une réunion à Ramsar en Iran en 1971 engage les signataires à tenir compte de la conservation des zones humides et à promouvoir leur conservation.