Faut-il craindre de laisser une partie de son jardin en friche?

Ivan Sache

Les jardiniers sont incités à laisser une partie de leur jardin en friche, afin notamment de constituer des havres de biodiversité. La friche, zone d’intervention minimale du jardinier, est présentée, à juste titre, comme un lieu propice à l’établissement de nombreux insectes auxiliaires, qui aideront le jardinier en éliminant d’autres insectes nuisibles, par prédation (en les chassant et les mangeant) ou parasitisme (en pondant leurs oeufs dans les chenilles « zombies », préalablement paralysées par piqûres et transformées en garde-manger). De plus, toutes les plantes émettent des composés volatils auxquels nous sommes parfois sensibles (parfums capiteux des roses, mais aussi odeur de charogne des arums puants). Selon la réaction des insectes à ces composés, certaines plantes de la friche auront un effet répulsif sur les insectes indésirables, ou, au contraire, sauront les attirer et les concentrer, agissant comme des pièges naturels. Dans la première situation, les ravageurs seront éloignés (tant pis pour les voisins), dans la deuxième situation, ils pourront être facilement éliminés de manière définitive par des moyens mécaniques (arrachage et destruction des plantes pièges), pour le bénéfice de tous, voisins inclus. Utiles aux jardiniers, ces dispositifs sont à l’étude dans les systèmes agricoles : l’établissement de bordures fleuries autour des champs cultivés allierait ainsi esthétique et gestion agroécologique des ravageurs.

Quelles maladies dans les friches ?

Bien documenté dans le cas des insectes, le rôle des espaces non cultivés, friches incluses, l’est beaucoup moins en ce qui concerne les maladies causées par des champignons, bactéries ou virus. Ces parasites sont souvent très spécifiques d’une plante donnée, y compris lorsque les symptômes qu’ils provoquent (par exemple, tâches ou pourritures) sont semblables, voire identiques sur des plantes différentes. En raison de cette forte spécificité, l’augmentation de la diversité génétique au sein d’un peuplement végétal réduit dans la plupart des cas la sévérité des maladies sur toutes les espèces du peuplement. En comparaison avec une culture pure, la densité de tissu hôte disponible pour un parasite spécifique est réduite. Les écologues nomment cet effet « dilution de la ressource ». En conséquence, les spores produites par un champignon sur la plante dont il est un parasite spécifique vont avoir beaucoup moins de chance de se déposer sur la même plante si elle est « perdue » au milieu d’autres plantes non-hôtes, et auront souvent la malchance de mourir faute d’avoir « trouvé » la bonne plante. Les plantes non-hôtes constituent également des barrières physiques qui vont limiter la propagation des maladies en interceptant les spores. Ces deux mécanismes expliquent la sévérité généralement plus faible des attaques parasitaires dans les milieux naturels, qui sont très diversifiés. Les jardins dits « traditionnels » des Andes ou de l’Afrique tropicale semblent des fouillis végétaux, pour ne pas dire des friches. Ils sont en fait constitués de mosaïques complexes, très raisonnées, d’espèces végétales, dont la diversité représente une « assurance » de production. Ces systèmes ont en partie inspiré les recommandations actuelles d’écologisation de l’agriculture basées sur la re-diversification variétale et les associations culturales (céréales-légumineuses, par exemple).

Même s'il y a peu de chance qu'un genévrier s'invite dans votre coin de friche sans que vous le détectiez, il faut se méfier de cet hôte alternatif (ci-dessus à gauche) de la rouille grillagée du poirier (ci-dessus à droite) qui entraîne défoliation et perte de rendement dans les vergers.
Même s’il y a peu de chance qu’un genévrier s’invite dans votre coin de friche sans que vous le détectiez, il faut se méfier de cet hôte alternatif (ci-dessus à gauche) de la rouille grillagée du poirier (ci-dessus à droite) qui entraîne défoliation et perte de rendement dans les vergers.

La prophylaxie à la rescousse

Un des fondements de la gestion agroécologique des ennemis des jardins est la prophylaxie, qui vise à éliminer les réservoirs de parasites afin de retarder, sinon empêcher, le développement épidémique des maladies. Version moderne de l’adage « Mieux vaut prévenir que guérir », qui justifie l’élimination des organes malades et des déchets végétaux et la suppression des litières, la prophylaxie semble, au premier abord, incompatible avec la préservation d’espaces en friche, donnant raison à Gustave Flaubert « Il ne faut jamais laisser en friche les facultés de la nature ».

Ces havres de biodiversité ne risquent-ils pas d’héberger et de multiplier des invités indésirables ? La spécificité étroite des parasites évoquée plus haut laisse présager que la contribution des friches à la contamination du reste du jardin sera, dans la plupart des cas, très négligeable en comparaison des contaminations d’origine aérienne (spores entraînées par le vent), et, surtout, d’origine humaine (matériel végétal infecté, outils mal désinfectés).
Les inventaires mycologiques fournissent des listes interminables et effrayantes de plantes « sensibles » à un champignon donné, souvent basées sur des observations anciennes ou anecdotiques, ces listes de présence/absence ne renseignent en aucun cas sur l’importance épidémiologique des espèces.

Le qualificatif de « secondaire » ou « accessoire », souvent donné aux espèces non cultivées, indique bien que leur importance a été jugée mineure, certes sans preuve formelle. Quelques suivis à grande échelle visant à identifier les sources potentielles de contamination des espaces cultivées au sein des écosystèmes environnants montrent que ces sources sont effectivement mineures.

Ces hôtes « secondaires » ne doivent pas être confondus avec les hôtes « alternatifs », sur lesquels les champignons de type rouilles effectuent une partie de leur cycle biologique. Généralement très éloignés botaniquement des espèces cultivées, les hôtes alternatifs ont peu de chance de se retrouver dans une friche.

Les cas réellement critiques de contamination « sauvage » impliquent des peuplements de taille notable de plantes pérennes laissées à l’abandon, qui peuvent constituer des réservoirs « éternels » pour des parasites, par exemple des vignes ou des vergers inexploités. Il est en revanche peu probable que des jardins restent abandonnés suffisamment longtemps pour constituer des réservoirs de maladies.

Le bon sens et la bonne mesure du jardinier doivent donc prévaloir. Laisser une partie de son jardin en friche ne signifie évidemment pas laisser son jardin devenir une friche. De même que le jardinier gérera, de façon agroécologique, sa friche, afin de contenir la propagation des plantes les plus envahissantes, il prendra soin d’observer les plantes de la friche comme il observe celles du jardin cultivé. En plus du plaisir de la découverte d’espèces d’insectes ou de plantes inhabituelles, il pourra éventuellement détecter des symptômes de maladie. L’identification de la maladie et du parasite est délicate, car il existe peu de références concernant les maladies des plantes dites sauvages. Dans le cas, très peu probable, d’une attaque massive, le jardinier prendra les mesures appropriées (élimination définitive des plantes malades) et préviendra les services en charge de la surveillance biologique du territoire. Il ne manquera pas non plus de consulter le Bulletin de Santé du Végétal JEVI, afin de se familiariser avec les invités indésirables qui pourraient se nicher dans ses friches.

Les jardiniers ont un rôle important à jouer dans la réconciliation entre la nature et la culture (de plantes), qui passe par la création d’espaces de statut ambigu, comme les friches, qu’il serait dommage de stigmatiser sans preuves. « Cela est bien, mais il faut cultiver notre jardin », pourquoi, dès lors, ne pas l’écologiser de façon mesurée ?