« Ethno-bio-mécanique » des bois choisis en lutherie

On pourrait penser que les critères qui président au choix du luthier, pour les bois dont il fera les instruments de musique, sont déterminés et immuables. Pourtant, caractériser ces bois relève d’un réel parcours scientifique, qui combine des facteurs culturels autant que mécaniques, fonctionnels ou biologiques.

Marimbas au Nicaragua. Pour des « idiophones accordés » (xylophones, marimbas…), les espèces recensées montrent toutes des amortissements inférieurs à la moyenne des bois, voire extrêmement faibles avec majoritairement des Fabaceae © Mynor CC BY-NC-SA 4.0

Les bois jouent un rôle essentiel dans la conception et la fabrication des instruments de musique et contribuent à en définir « l’identité ». Le choix des bois par les luthiers (1*) est étroitement lié à la flore disponible (locale ou importée), aux aspects culturels, tant de l’artisanat du bois que de l’esthétique (musicale et visuelle), ainsi qu’aux propriétés physico-mécaniques et à la réponse acoustique résultant du système « matériau-structure-excitation ». L’étude des bois de facture instrumentale est donc intrinsèquement liée à la notion de diversité biologique, culturelle, fonctionnelle, physique ou tout à la fois.

 

Diversité fonctionnelle : le choix des bois est multicritère

Le choix du bois implique une diversité de paramètres qui concernent tout le « cycle de vie » d’un instrument. Il s’agit tout autant de critères de disponibilité (de l’espèce ou de la « qualité » dans l’espèce), de beauté visuelle et de toucher, d’ouvrabilité et d’aptitude au cintrage à chaud, mais aussi de propriétés mécaniques (élastiques et vibratoires) impliquées dans la « réponse acoustique », de résistance aux chocs et à l’abrasion, de stabilité, que ce soit vis-à-vis du « temps qu’il fait » (déformations hygro-mécaniques) ou du « temps qui passe » (viscoélasticité et vieillissement). Ce sont les luthiers qui perçoivent le mieux ces différents paramètres. Certains ont une importance relative plus forte selon les familles d’instruments. Par exemple, les propriétés « vibratoires » sont essentielles pour les bois d’idiophones (xylophones) et les tables d’harmonie d’instruments à cordes, la rigidité/élasticité pour les archets, tandis que la qualité de surface et la stabilité priment pour les instruments à vent.

Protocole scientifique de préparation d’échantillons pour étudier les propriétés physiques, structurelles, optiques et vibratoires de nombreuses fournitures de violon, en gardant du matériel apparié pour des essais sensoriels par des luthiers, voire la fabrication de violons à partir de ces bois testés en laboratoire (Travaux de thèse C. Carlier CNRS-LMGC 2016 © Christophe Hargoues / LMGC / CNRS Photothèque)

Diversité biologique : des propriétés physiques et vibratoires sous influence

Les bois varient en fonction de leur biologie (botanique, génétique), des conditions de croissance mais aussi des différentes échelles de structuration. Les propriétés physiques et vibratoires sont essentiellement déterminées à l’échelle de la paroi des cellules, par l’angle que forment les microfibrilles de cellulose dans la paroi, ce qui correspond à l’échelle du tronc à l’angle de fil (2*). Un autre effet très important est celui des « extractibles », ces petites molécules, souvent colorées, se déposent dans le « bois de cœur » et sont capables de modifier l’amortissement des vibrations (3*). Ainsi, la résultante de ces différents facteurs d’influence est une énorme diversité de propriétés, encore mal connue. À peine 500 espèces ont été testées pour leurs propriétés vibratoires, soit moins d’1 % des espèces d’arbres et arbustes existantes…

Piles de fournitures sur quartier pour tables d’harmonie de violon, soigneusement numérotées, en cours de séchage, chez un des rares fournisseurs spécialisés en Europe © Iris Brémaud, CNRS Montpellier

Diversité culturelle : le choix des bois est culturel

Pendant longtemps, les recherches ont porté sur un petit nombre de bois « archétypes » utilisés pour les instruments de musique classique occidentale. Une étude des évolutions des bois employés pour les archets européens, du Moyen-Âge au XIXe siècle (4*) et de leurs caractéristiques mécaniques montre que des bois extrêmement différents ont été utilisés. Mais chaque modèle est cohérent et adapté du fait d’une coévolution entre bois-matériau, géométrie des archets et attendus musicaux. Les archets des musiques baroques et ultérieures n’auraient pas pu être développés sans l’importation précoce de bois d’Amérique Latine (Amourette puis « Bois de fer » puis Pernambouc (5*) ). En effet, on ne retrouve des bois extrêmement rigides (et très peu amortissants) que dans les feuillus tropicaux, notamment d’Amérique Latine pour les propriétés maximales.

Y a-t-il une permanence ou une divergence dans le choix des bois de différents continents ? Pour des « idiophones accordés » (xylophones, marimbas…), les espèces recensées montrent toutes des amortissements inférieurs à la moyenne des bois, voire extrêmement faibles avec majoritairement des Fabaceae (6*).

En revanche, en recensant des bois employés dans les tables d’harmonie d’instruments à cordes, le seul point commun est la densité, inférieure à la moyenne générale des bois, alors que les propriétés vibratoires sont très variées. Contrairement au « standard » occidental où les tables d’harmonie sont en résineux, de nombreux feuillus sont employés à travers le monde, et ce même lorsqu’il existe localement des bois de résineux très similaires aux « qualités lutheries » occidentales. Certains feuillus comme le Paulownia ont des propriétés assez comparables aux résineux, mais d’autres, comme le mûrier, qui a un amortissement assez élevé, se trouvent diamétralement opposés aux choix « occidentaux » dont l’archétype est l’épicéa « de résonance ».

Comment les luthiers choisissent et qualifient leurs bois

Finalement, comment peut-on définir un « bois de lutherie » et sa « qualité » ? Le plus logique est d’analyser les savoirs artisanaux, qui n’ont été que peu pris en compte dans les recherches scientifiques sur le bois.

Dans le cas des xylophones, la propriété physique la mieux corrélée au jugement sensoriel des luthiers est l’amortissement (« cristallinité » ou « durée du son »). Une évaluation par deux luthiers experts montre même une « précision » proche des mesures de laboratoire. Mais, en comparant les classements qualitatifs de bois par des luthiers de dif­férents instruments, on se rend compte qu’ils ne sont pas tous corrélés aux mêmes propriétés physico-mécaniques. Pour les archetiers (Pernambouc pour archets moderne, Amourette pour archets baroques), les propriétés de densité et de rigidité, pourtant les plus évidemment liées à la « fonction mécanique » de l’archet, ne décrivent pas bien les différentes qualités à l’usage. Pour les décrire plus correctement, il faut aussi prendre en compte la couleur et la texture.

Les bois des violons sont presque exclusivement l’épicéa pour la table, et l’érable pour le fond. Nous avons étudié les critères de choix en combinant des enquêtes auprès de luthiers, la caractérisation en laboratoire d’un très large échantillonnage de différentes provenances et « qualités » ainsi que des analyses de perception sensorielle. L’opinion des luthiers se révèle bien plus pragmatique que les « clichés » véhiculés par les médias et le grand public. Et finalement, on s’est rendu compte que, même si les luthiers ont une perception très fine des propriétés vibratoires du bois, ils basent plutôt leur choix sur des critères tactiles et visuels, qui en retour leur fournissent une bonne estimation des propriétés « acoustiques ».

 

Quel futur pour les bois de lutherie ?

Les bouleversements socio-écologiques se répercutent tristement sur la diversité bio-culturelle en lutherie. La fabrication industrielle d’instruments tend à entretenir l’usage d’un petit nombre d’espèces archétypes même lorsqu’elles deviennent menacées (Palissandres, Pernambouc). Les bois de lutherie tempérés ne sont pas non plus épargnés, l’inquiétude est réelle quant aux effets du changement climatique sur les épicéas d’altitude. Trouver des pistes d’adaptation et de diversification pour le futur demande de bien comprendre toute la diversité et toute la complexité des choix de bois dans ces usages exigeants.

(1*) Dans ce texte, on utilisera le terme « luthiers » comme générique
aux facteurs de toutes familles d’instruments, pour simplifier.
(2*) Voir encadré sur l’érable ondé.
(3*) Voir encadré sur les palissandres.
(4*) Reconstitués par l’archetière spécialisée Nelly Poidevin
(5*) Amourette (Brosimum guianense), bois-de-fer (Swartzia sp.),
pernambouc (Paubrasilia echinata)
(6*) Voir l’encadré sur les palissandres.

SOURCES

Brémaud, I. (2012) Acoustical Properties of Wood in String Instruments Soundboards and Tuned Idiophones: Biological and Cultural Diversity. Journal of the Acoustical Society of America 131(1) : 807-818

Brémaud, I. & N. Poidevin (2013). Approches culturelles et mécaniques dans le choix des bois en facture: cas des archets anciens. In « La musique et ses instruments / Music and its instruments », M. Castellengo & H. Genevoix, eds. (contributions sélectionnées de CIM09, Paris). Éditions Delatour France. Collection Pensée Musicale. ISBN 978-2-7521-0159-4. pp1-27 / 544p.

Carlier, C., Alkadri, A., Gril, J., & I. Brémaud (2018). Revisiting the Notion of “Resonance Wood” Choice: a Decompartementalised Approach from Violin Makers’ Opinion and Perception to Characterization of Material Properties’ Variability. In: Wooden Musical Instruments: Different Forms of Knowledge (Book of End of WoodMusICK COST Action FP1302), Pérez, M. A. & Marconi, E. (eds.). Philarmonie de Paris. ISBN 979-10-94642-35-1. pp119-141 / 415p

 

Iris Brémaud
Chargée de Recherches (HDR) au CNRS, équipe bois, LMGC, UMR5508 CNRS – Univ. Montpellier

Palissandres : Le bois des musiciens

Les palissandres vrais (genre Dalbergia) sont des espèces de la famille des Fabacées. Il en existe environ deux cent cinquante, réparties dans toutes les zones tropicales. Parmi les plus célèbre citons D. nigra (palissandre de Rio) et D. melanoxylon (ébène du Mozambique). La famille des Fabaceae se démarque des autres familles de plantes par des coefficients d’amortissement des vibrations (facteurs de perte) exceptionnellement faibles.

Bref aperçu de la diversité (et des similitudes) entre Bois de Palissandres/Bois de rose à travers les continents tropicaux : 12 espèces sur les presque 250 du genre Dalbergia, illustrées par quelques-uns des 168 échantillons de Dalbergia référencés dans la Xylothèque de l’unité de recherche BioWooEB du CIRAD, l’une des plus riches collections botaniques de bois en Europe © Sebastian Suarez Diaz

 

Comparaison de différentes familles botaniques en fonction du caractère plus (tons verts) ou moins (tons orangés) amortissant des vibration par rapport à la moyenne de la biodiversité connue pour cette propriété (d’après Brémaud et al., 2009, International Conference on Plant BioMechanics).

Cette caractéristique atypique est notamment entraînée par le genre Dalbergia (et les genres proches de la tribu des Dalbergieae dans la sous-famille des Papilionoideae). On comprend pourquoi ces bois sont si précieux pour la fabrication des instruments de musique. On les retrouve dans les guitares, basses, violons, altos, violoncelles, clarinettes, hautbois, harpes, pianos, cornemuses, instruments anciens et marimbas de concert… Cependant, à côté de ces usages souvent artisanaux, du fait de leurs caractéristiques esthétiques, ces bois sont soumis depuis une vingtaine d’années à des importations industrielles exponentielles (notamment vers la Chine pour du mobilier).

En plus d’une menace sur la biodiversité, cette situation se traduit par des tensions géopolitiques et des graves atteintes à la sécurité dans plusieurs régions. C’est pourquoi la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) a inscrit l’ensemble des Dalbergia sur la liste des espèces protégées en 2017. Cette réglementation, indispensable, se répercute cependant sur les artisans qui utilisent de très faibles volumes avec peu d’impact sur les ressources naturelles, mais qui se trouvent aujourd’hui « victimes collatérales » d’une surexploitation industrielle de ces bois précieux.

 

D’après Bremaud I. et coll. Palissandres — Comprendre les liens botanique-chimie-mécanique-usages ayant déterminé le statut mondial de « bois précieux » du genre pantropical menacé Dalbergia. 7es journées du GDR 3544 « Sciences du bois » – Cluny, 20 au 22 novembre 2018

Les ondes de l’érable sycomore sont-elles musicales ?

Les érables ondés choisis par les luthiers pour la confection des dos de violons le sont pour leurs qualités esthétiques mais aussi pour leurs qualités mécaniques et acoustiques © N. Dorion

Certains érables sycomores (Acer pseudoplatanus) sont réputés pour leur bois ondé dont l’aspect esthétique est recherché par les ébénistes comme par les luthiers, qui l’utilisent notamment pour fabriquer le dos des violons.

La réorientation des cellules du cambium semble être à l’origine du phénomène, sans que les causes en soient clairement établies, à la fois génétiques, puisque transmises à la descendance, et environnementales.

Une étude très exhaustive des corrélations entre les qualités anatomiques et vibratoires des érables ondés ou non, a été réalisée en 2017 dans le laboratoire d’Iris Bremaud(1*) en collaboration avec le Cirad. Les capacités vibratoires mesurées pour les échantillons d’érable suivent une relation entre le taux d’amortissement et l’élasticité spécifique qui n’est pas différente de la moyenne des autres espèces.

Cependant, chez les érables ondés, le taux d’amortissement longitudinal est supérieur à la moyenne et la rigidité longitudinale lui est inférieure. Du point de vue anatomique, le taux d’amortissement longitudinal est affecté collectivement par la largeur des ondes et par l’angle des microfibrilles de cellulose dans les parois, deux caractéristiques étroitement corrélées.

Ces résultats montrent que les érables ondés choisis par les luthiers pour la confection des dos de violons le sont pour leurs qualités esthétiques mais aussi pour leurs qualités mécaniques et acoustiques.

La rigidité spécifique des dos est ainsi plus faible et le taux d’amortissement plus élevé que celui des bois (épicéa) utilisés pour les tables d’harmonie.

 

La figure ondée correspond à des réorientations particulières des
cellules du bois, qu’on peut quantifier par exemple par des essais
de fendage © Christophe Hargoues / LMGC / CNRS Photothèque

 

D’après Brémaud et coll. Relationships Between Anatomical and Vibrational Properties of Wavy Sycamore Maple. IAWA journal 2018;39(1):63-86

(1*) Équipe bois, Laboratoire de mécanique et de génie civil – LMGC, CNRS, UMR5508, et UR BioWooEB
du CIRAD à Montpellier