Émile Gallé et le plantes : une vie de botanique, d’art et de passion

Incontournable pour les amateurs d’Art nouveau ou d’horticulture (ou des deux !),
Émile Gallé était également un botaniste et un savant, dont l’art et la pratique ont évolué tout au long d’une vie vouée à la représentation de la nature.

Émile Gallé est l’un des principaux inspirateurs du mouvement Art nouveau qui a bouleversé les arts décoratifs à la fin du XIXe siècle. Ses œuvres de céramique, de bois, et surtout de verre, font l’admiration des amateurs du monde entier et suscitent la passion de nombreux collectionneurs.

Botaniste, savant et précurseur

Hybrides d’Ophrys mouche et d’Ophrys frelon (1890-1894). Cristal de couleur vert bouteille avec salissures intercalaires bleu cobalt et brunes. Décor gravé en creux à l’acide, doré et émaillé, émaux polychromes translucides et opaques, labelles appliqués à chaud et émaillés. Signé sous la pièce : Cristallerie d’Émile Gallé. Collection particulière – © P. Lemettais

Mais Émile Gallé est avant tout un botaniste et un savant. Sur la centaine de ses publications, la moitié a trait à la botanique, à l’horticulture ou à la floriculture. Quatre de ses études  scientifiques apportent une contribution au problème des mécanismes impliqués dans l’évolution: « Anomalies dans les gentianées, une race monstrueuse de Gentiana campestris », article publié dans les Mémoires de l’Académie de Stanislas en 1892, « Anomalies chez Digitalis purpurea », note inédite d’après la monographie de Paul Wilhelm Magnus : Eine monströse Rasse des Fingerhuts, Gartenflora, « Orchidées lorraines : formes nouvelles et polymorphisme de l’Aceras hircina », article paru dans les Comptes rendus du Congrès international de botanique de 1900 et Variations des orchidées indigènes en Lorraine, 1886-1903, manuscrit inédit.

Ses travaux sur les anomalies des gentianées se situent en 1892, c’est-à-dire avant que ne soient connus les travaux de Mendel, et avant les découvertes de Hugo De Vries sur les mutations. Émile Gallé comprend parfaitement, treize ans avant la publication des travaux de celui-ci, ce que sont les mutations et le rôle qu’elles peuvent jouer dans l’évolution des espèces. Même s’il n’utilise pas ce terme, et s’il emploie uniquement l’expression « état anormal », ou « ébranlement de l’organisme », il indique clairement que ces mutations « ou ces états anormaux », qui apparaissent brusquement, se propagent pour supplanter l’état initial et aboutissent à l’établissement d’une race ou espèce nouvelle. Cette vision du rôle des mutations dans l’évolution des espèces dénote une puissance d’analyse hors du commun.

Si les thèmes qui nourrissent l’inspiration artistique d’Émile Gallé ont été multiples (l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, le XVIIIe siècle, l’Orient, l’islam, etc.), la nature demeure sa principale source d’inspiration. Préoccupations scientifiques et préoccupations artistiques sont intimement mêlées chez lui, comme le montre un exemple de 1902. Dans son manuscrit consacré aux orchidées lorraines, il décrit minutieusement l’ovaire torsadé d’une orchidée, Orchis militaris, et le dessine avec tout autant de précision. En même temps, il imagine une utilisation possible en ébénisterie, évoquée dans une courte note annexée à la description scientifique : « Dessiner à part la délicieuse petite colonnette que je ferai d’ailleurs grandir pour donner au tourneur en bois et sculpteur. » Le texte scientifique porte également l’annotation suivante : « Remarque, modèle de colonne et piétement ». (voir École de Nancy, Gallé, adaptation à la menuiserie, à l’ébénisterie, au bronze).

Dans les premières œuvres de Gallé, la nature est d’abord utilisée en tant que telle, c’est-à-dire directement transcrite, sans guère d’interprétations, sur faïence, sur verre ou sur bois. Une de ses premières réalisations est le service herbier créé à partir de 1865 ou 1868 et qui ne compte pas moins de cent motifs différents. Dans Emploi de la botanique pour la décoration des fayences, (manuscrit de 1880), il écrit: « Émile Gallé imagine d’orner des fayences d’un décor dans lequel aucun céramiste ne l’avait précédé, c’est-à-dire la reproduction de la flore locale des espèces connues des botanistes. Son intention, tout en les dessinant avec fidélité, a été de leur conserver toutefois un style, un cachet qui leur fût particulier, et qui pût s’allier avec le style des formes sur lesquelles il comptait les appliquer […]. Pour mener ce projet à fin, Gallé apprend la botanique, il court les bois, il forme un herbier. »

Feuillet manuscrit d’Émile Gallé sur les orchidées lorraines, à gauche description d’un échantillon d’Orchis militaris L., récolté en 1902 par Gaston May, à droite, note indiquant que le dessin de l’ovaire sera utilisé en ébénisterie (collection particulière) – © DR[/vc_column]

La création selon Gallé : l’exemple du vase Cynara

Ultérieurement, la nature devient une matrice que l’artiste façonne avec son imagination, sa sensibilité et son sens des symboles. Par un lent processus de maturation, création scientifique et création artistique s’affirment, évoluent conjointement et arrivent à leur plénitude aux environs des années 1900. On peut prendre pour exemple, un vase à décor de cardon ou artichaut sauvage Cynara cardunculus subsp. cardunculus, exécuté pour l’Exposition universelle de 1900 à Paris (page suivante, à droite). Imaginé presque à la fin de sa vie, ce vase illustre le chemin parcouru par Gallé, qui reste cependant fidèle à la passion qu’il éprouvera toujours pour les plantes.

C’est une œuvre exceptionnelle par sa taille, 43 cm de hauteur et 33,5 cm de diamètre, la technique utilisée, ses qualités esthétiques et son symbolisme. Cinq couleurs différentes se succèdent de bas en haut dans la couche externe de ce vase multicouche. Le décor est réalisé entièrement en marqueterie de verre. Des fragments de cristal de différentes couleurs à une ou plusieurs couches, préalablement mis en forme, ont été incorporés à la pince dans la paraison encore en fusion. Une autre technique a aussi été utilisée en combinaison avec la marqueterie : la patine sur verre, un procédé qui consiste à utiliser des impuretés de différentes natures, qui sont incorporées au sein de la paraison par projection dans le four à rebrûler, ce qui contribue à complexifier le jeu des couleurs. L’involucre du Cynara, ou « fleur », est entièrement réalisé en marqueterie sur verre, chaque fleur étant figurée individuellement, au moins à l’extérieur de l’involucre. Les écailles des bractées et les feuilles sont transcrites de manière très proche du modèle en marqueterie sur tout le corps du vase. Les reliefs de la base du vase, obtenus par moulage, représentent les écailles ou bractées de l’involucre. Ce vase à l’énorme fleur porte une citation de Victor Hugo illustrant l’espoir de Gallé en un monde meilleur:
« Un jour, bientôt, demain, tout changera de forme, Et dans l’immensité, comme une fleur énorme, L’univers s’épanouira ! Victor Hugo. »

Assiette plate du service herbier à décor de plantain et de tussilage (collection particulière) – © DR
Vase Cynara, 1900, Émile Gallé. Kitazawa Museum of Art, Japon, signé Gallé et Exp. 1900 – © Kitazawa Museum of Art

Scientifique mais aussi artiste

Avec cette œuvre, Gallé a transcendé le modèle végétal. Le résultat est saisissant, non seulement en raison de la technique utilisée, qui ne peut permettre d’obtenir la fidélité absolue au modèle, mais aussi parce que la sensibilité personnelle de l’artiste, ajoutée à l’interprétation imposée par la technique, permet d’aller bien au delà et de donner un sens à l’œuvre.

Ces deux exemples illustrent la démarche d’Émile Gallé qui
s’efforce le plus souvent de rechercher l’inspiration directement dans les formes naturelles tout en y associant sa sensibilité et ses émotions. Un texte de 1903, À propos du prix de Rome, illustre la place qu’Émile Gallé, en tant qu’artiste, accorde à la nature et à la vie : « L’artiste a besoin que les spectacles changeants de la vie et les chaleureux contacts de la nature viennent ébranler ses facultés d’émotion esthétique, afin qu’il éprouve l’irrésistible désir de communiquer à d’autres hommes, par ses œuvres, son admiration et son poignant émoi. Si utile, si instructive que soit, pour l’éducation de l’artiste, la connaissance des chefs-d’œuvre de ses devanciers, elle ne saurait point, sans danger, anéantir la personnalité de l’artiste et son génie, se substituer à cette école, à cette galerie de chefs-d’œuvre qui s’appelle la vie. »

François Le Tacon
Docteur en sciences naturelles, directeur de recherches émérite à l’Inra Nancy, est l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre et de la vie d’Émile Gallé