De l’Amazonie à la Caraïbe : De savoureux piments vintage

La production de piments est passée d’un mode familial à un mode intensif et professionnel, ce qui entraîne la disparition des variétés traditionnelles. Mieux connaître celles-ci permet de mieux les apprécier et de se rendre compte des connaissances qu’il reste à compiler.

 

Depuis une cinquantaine d’années, la production de piments aux Antilles et en Guyane françaises est passée d’une pratique traditionnelle familiale basée sur le jardin créole à un mode d’exploitation intensif géré par des maraîchers professionnels. L’évolution technique est allée de pair avec une érosion génétique des variétés antillaises, du fait de la disparition des moins « rentables » (par exemple, les petits fruits difficiles à cueillir). Antilles et Guyane font partie des centres de diversification de deux (Capsicum frutescens et C. chinense) des cinq espèces cultivées de piments. Les variétés traditionnelles méritent donc une attention particulière, tant pour la diversité de leur qualité gustative que pour leur adaptation aux conditions locales (maladies, climat, sol).

Capsicum, piments, poivrons

Le terme « piment » est communément associé aux variétés brûlantes, qui existent chez toutes les espèces de Capsicum. Le terme « poivron » est réservé aux variétés de C. annuum à gros fruits, généralement doux(1*). Très riches en vitamine C, les piments sont des légumes-fruits consommés crus ou préparés avec une infinie variété de modes de cuisson. Ils sont également utilisés comme épice ou condiment sous forme de poudre, pâte, sauces ou encore pickles, lorsqu’ils sont conservés dans le vinaigre ou l’huile. On les trouve même confits au sucre. En Amazonie, plusieurs témoignages indiquent que le piment joue encore un rôle dans les mélanges hallucinogènes.

C. chinense à petits fruits : A « Batoto », B « Café de Guyane », C « Hmong rouge », D « Cumari do Para »  © F. Kaan

C. chinense moyennement aromatiques et brûlants : E « Végétarien » et F « Biquinho » © F. Kaan

C. chinense à fruits moyens : G « Bonda man jak », H « Negwes kako » ou « Kako negwes » ou « Tete negwes », I « Bonnet rouge », J « Sept court-bouillons jaune » © F. Kaan

Les arômes

Les arômes très particuliers et ensorcelants des C. chinense antillais évoquent, selon certains, l’abricot ou la pêche. Il suffit de caresser les aliments avec la tranche d’un piment C. chinense de bonne qualité pour transcender une infinie variété de plats. Il existe une gradation variétale de cette intensité aromatique depuis le « Végétarien » convenablement parfumé et peu brûlant (photo E) jusqu’au mythique « Bonda man jak » (photo G) des anciens. Le nom de ce fruit trapu, signifie en créole « le derrière de Madame Jacques » (cf. illustration page suivante). Outre ce sommet aromatique, d’autres variétés présentent des parfums dignes de l’Olympe (André Nègre, 1985) comme les piments « Lampion », « Café », « Cerise » et « Sept court-bouillons » (photo J).

Les conditions climatiques, culturales, ainsi que le sol, influent considérablement sur la force et le parfum des piments. Les piments cultivés sous abri ou en agriculture intensive sont moins forts et moins parfumés que ceux des jardins créoles. Le piment « Negwes Kako » ou « Kako Negwes », ou encore « Tete negwes » (photo H) à peine supportable aux Antilles, devient un miracle d’équilibre dans certains jardins de Montpellier.

Quelles variétés aux Antilles et en Guyane ?

Le genre Capsicum appartient à la famille des solanacées et est originaire d’Amérique du Sud, dans une zone dont le cœur est situé entre Brésil, Argentine et Bolivie. Les piments avaient des fonctions importantes et des usages multiples chez les Amérindiens, tant alimentaires que thérapeutiques et rituels.

C. annuum

Il n’y avait pas de production ni de consommation de Capsicum annuum dans les petites Antilles avant les années 1960. En revanche, au Mexique, où il a été domestiqué, il existe de nombreuses variétés traditionnelles ainsi que des formes sauvages (C. annuum glabriusculum) à très petits fruits.

C. frutescens

Cette espèce est peu cultivée dans la grande Caraïbe, à l’exception notable de la variété mexicaine industrielle « Tabasco », utilisée pour les sauces. Elle est souvent spontanée, voire sauvage, aux Antilles et en Guyane, disséminée par les oiseaux ou les reptiles, d’où des dénominations comme « Grive », « Zozio » ou « Kaka rat ».

C. chinense

Aux Antilles, les piments pérennes C. chinense à petits fruits très brûlants et parfumés (cf. page 54) étaient très cultivés dans les jardins familiaux (« jadin bo kay » de Martinique). Sur la base de marqueurs moléculaires RAPD, ils ont été structurés en trois groupes : A, caractéristique des Grandes Antilles, B (le plus important en nombre) dans le bassin supérieur de l’Amazone et les Petites Antilles, et C, caractéristique du bassin inférieur de l’Amazone, du Brésil et des Guyanes. Les fruits rouges, jaunes ou orangés, quelquefois bruns, peuvent être regroupés en cinq catégories, selon les combinaisons de caractères suivantes :

1/ PETIT FRUIT DE LONGUEUR INFÉRIEURE À 20 MM, TRÈS PARFUMÉ

Ces formes familiales, en grand danger de disparition aux Antilles françaises et en Guyane, sont souvent très parfumées avec des arômes délicats et spécifiques (photo A à C). Ces piments se rapprochent de certains petits piments brésiliens comme « Cumari do Para » (États de Goias ou Para, photo D).

2/ FRUIT LONG, POINTU ET PEU BRÛLANT, CONVENABLEMENT AROMATIQUE

Ces piments traditionnels sont des compromis acceptables par la majorité des consommateurs. Par exemple, les « seasoning peppers » traditionnels des îles anglophones (Trinidad, Tobago, Sainte-Lucie, Grenade) sont incorporés entiers dans les ragoûts et court bouillons. Le piment « végétarien » (photo E) est très populaire en Guadeloupe et en Martinique depuis les années 1980. Le petit piment pointu du Brésil « Biquinho » (« petit bec » en portugais) (photo F) y est très populaire. Faiblement brûlant, il est très agréable dans une salade.

3/ FRUIT GLOBULEUX À APLATI GÉNÉRALEMENT TRÈS AROMATIQUE ET BRÛLANT

En Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, le fameux « Bonda man jak » (photo G) a, hélas, pratiquement disparu. On y trouve encore des variétés proches comme « Negwes kako » ou « Tete negwes » brun (photo H), « Bonnet rouge » (photo I), « Pompon de soldat »

4/ FRUIT ALLONGÉ TRÈS BRÛLANT ET TRÈS PARFUMÉ

Parmi ces piments également populaires on peut citer « Habanero » et « Sept court-bouillons » (photo J) de Guadeloupe et Martinique. Cette dernière dénomination laisse supposer qu’on pourrait parfumer sept court-bouillons consécutifs avec le même fruit !

5/ FRUITS HYPER-BRÛLANTS

Les piments hyper-brûlants sont également utilisés comme armes lacrymogènes policières ou anti-ours. Ils ont été récemment développés à Trinidad et en Inde à partir d’hybrides interspécifiques entre C. chinense et C. frutescens. Ils sont souvent pointus et leur surface est grenue voire verruqueuse.

Sauvegarder la diversité s’avère urgent

Les Antilles, notamment françaises, ainsi que la Guyane, sont riches d’une diversité originale de piments cultivés ou spontanés, tant en termes de botanique que de variétés locales et de parfums. Il est urgent que des actions de sauvegarde de cette diversité soient entreprises au niveau local ou national. Si la prospection des variétés traditionnelles de Guadeloupe et de Martinique demande seulement à être complétée, les ressources de Guyane, notamment sauvages, restent totalement à inventorier, à collecter et à caractériser. Cette diversité représente un capital fragile qui doit être sauvegardé et mieux utilisé. Par exemple, il existe une demande croissante pour C. chinense en Afrique, aux États-Unis et en Europe. Il existe donc un intérêt à créer des variétés adaptées aux conditions tempérées, comme celles du midi de la France.

François Kaan
Directeur de recherche à l’Inra

(1*) Lire aussi : https://www.jardinsdefrance.org/le-piment-desgouts-et-des-couleurs-pour-tous-les-amateurs-depices/

À LIRE

André Nègre, 1985. Antilles et Guyane à travers leur cuisine. L’Harmattan. 303 pp. (version numérique)

« Bonda Man Jak, » gravure de Ronsin (A. Nègre, 1985)