À Cuverville en Normandie : Le jardin d’André Gide

André Gide fut un villégiateur fidèle de Cuverville, petite commune du Pays de Caux, à laquelle il était attaché pour des raisons familiales. Le village constitua pour lui un refuge, où il écrivit une grande partie de son œuvre, mais il accordait aussi une grande importance à son jardin, dont il aimait s’occuper lui-même.

Vue sur la façade principale du manoir de Cuverville après la dernière campagne de restauration ayant mis au jour les briques sous-jacentes © Inventaire Région Normandie, cliché C. Kollmann

André Gide (1869-1951) est célèbre en tant que membre fondateur de la Nouvelle Revue française, pour sa fréquentation du « Tout Paris » littéraire, comme sympathisant du Parti communiste français, lorsque ce dernier n’avait pas encore pris conscience du système stalinien et de ses dérives, ou bien encore pour ses voyages en Afrique du Nord, motivés par des objectifs plus ou moins avouables, assurément plus qu’en tant que résident et villégiateur fidèle de la commune de Cuverville, dont le nom et les consonances évoquent d’emblée, en Normandie, la zone du Pays de Caux. Certes, Cuverville présente l’avantage de rapprocher l’écrivain de la station balnéaire de Dieppe qui, au tournant du XXe siècle, constitue le lieu de séjour de nombreux artistes et créateurs. Au cercle des impressionnistes, il convient d’ajouter le peintre Jacques-Émile Blanche (1861-1942), qui saisit à plusieurs époques les traits d’André Gide en situation, par exemple en tenue de golf (1*).

Un écrivain jardinier

André Gide fréquente le pays de Caux avant tout pour des raisons familiales. Enfant, l’été, il passait une partie de ses vacances à Cuverville chez son oncle Rondeaux, alors propriétaire par héritage d’une vaste demeure que les gens du pays qualifiaient de château. Au décès de son oncle, la demeure revient à l’aînée des filles, Madeleine, avec laquelle, bien qu’elle soit une de ses cousines germaines, André Gide s’était uni en 1895 au temple protestant d’Étretat. Cuverville devient peu à peu pour André Gide un refuge. C’est ici qu’il écrit une grande partie de son œuvre, installé dans son bureau dont la fenêtre principale ouvre sur le jardin entourant la maison.

André Gide par Henri Bataille en 1901 : dessin au crayon © CC03

André Gide accorde une grande importance à ce jardin. S’il bénéficie de deux jardiniers à son service, il ne renonce pas lui-même au jardinage. En mars 1902, contraint de rester à Paris, il exprime, avec force regrets, la distance qui le sépare de son jardin normand :

[…] j’eusse voulu regagner dès le début du mois de février Cuverville : divers travaux de jardinage déjà commencés m’y rappelaient, puis le désir d’arriver avant la montée de la sève, avant le commencement du printemps et d’avoir devant moi, d’abord, un temps de méditation et de travail suffisamment long pour m’entraîner à quelque nouvel ouvrage (2*).

Tout juste un an après, son Journal enregistre un témoignage traçant la silhouette d’un Gide pleinement jardinier : « Des ellébores, des lis, des tigridias me sont arrivés de Hollande. De sept heures du matin à six heures du soir, je n’arrête pas de m’occuper du jardin.(3*) » Lieu propice au travail manuel, à des activités engageant le corps et la résistance physique, le jardin est aussi pour André Gide un espace où l’esprit peut parfois se laisser aller à la rêverie, aux songes, comme en cet après-midi de juin 1905 : « Il pleut à torrents. Enfermé dans la serre avec les poésies de Goethe, entouré de calcéolaires jaune d’or, sans fièvre, sans soucis, sans désirs, je goûte une parfaite félicité (4*). »

Allée de hêtres dans son état actuel. Alignement très apprécié d’André Gide de son vivant © Inventaire Région Normandie, cliché C. Kollmann

Une place de choix dans ses romans

La « porte étroite » au fond du jardin, élément réel et fictionnel à la fois© Inventaire Région Normandie, cliché C. Kollmann

Le jardin de Cuverville semble jouer, pour André Gide, un rôle paradoxal dans le processus d’écriture. Il est salué comme un lieu capable de démultiplier la puissance créatrice de l’auteur mais, à l’opposé et à plusieurs reprises, il est accusé d’épuiser toute l’énergie du romancier en de vaines tentatives dont ne résultent en définitive que d’inexcusables pages blanches Ainsi, en novembre 1904, André Gide note dans son Journal : Un morne engourdissement de l’esprit me fait végéter depuis trois ans. Peut-être, m’occupant trop de mon jardin, au contact des plantes ai-je pu prendre leurs habitudes. La moindre phrase me coûte ; parler me coûte presque autant qu’écrire (5*).

Le jardin normand de Cuverville occupe une place de choix dans deux romans. Si le Grain ne meurt en fait le symbole de l’écoulement du temps qui passe et de l’enfance perdue : Le jardin de Cuverville, où j’écris ceci, n’a pas beaucoup changé. Voici le rond-point entouré d’ifs taillés, où nous jouions dans le tas de sable ; non loin, dans “ l’allée aux fleurs”, l’endroit où l’on avait aménagé nos petits jardins ; à l’ombre d’un tilleul argenté, la gymnastique où Emmanuèle (6*) était si craintive, Suzanne au contraire si hardie  ; puis une partie ombreuse, “ l’allée noire”, où certains beaux soirs, après dîner, se cachait mon oncle ; les autres soirs il nous lisait à haute voix un interminable roman de Walter Scott. Devant la maison, le grand cèdre est devenu énorme, dans les branches duquel nous nichions et passions des heures ; chacun de nous s’y était aménagé une chambre ; on se faisait de l’une à l’autre des visites, puis, du haut des branches, avec des nœuds coulants, des crochets, on pêchait… (7*).

Avec La Porte étroite, le jardin quitte son statut de décor, vecteur de réminiscences plurielles. Il semble presque se métamorphoser en une figure agissante, capable d’influencer le destin des deux « héros », Jérôme et Alissa. Dans ce roman, André Gide dépeint toutefois assez fidèlement le jardin qu’il connaissait si bien depuis son plus jeune âge et qu’il surplombait du regard depuis son bureau : […] Le jardin, rectangulaire, est entouré de murs. Il forme devant la maison une pelouse assez large, ombragée, dont une allée de sable et de gravier fait le tour. De ce côté, le mur s’abaisse pour laisser voir la cour de ferme qui enveloppe le jardin et qu’une avenue de hêtres limite à la manière du pays. Derrière la maison, au couchant, le jardin se développe plus à l’aise. Une allée, riante de fleurs, devant les espaliers au midi, est abritée contre les vents de mer par un épais rideau de lauriers du Portugal et par quelques arbres. Une autre allée, le long du mur du nord, disparaît sous les branches. Mes cousines l’appelaient « l’allée noire » et, passé le crépuscule du soir, ne s’y aventuraient pas volontiers. Ces deux allées mènent au potager, qui continue en contrebas le jardin, après qu’on a descendu quelques marches (8*).

Espace où jardiner, jardin d’agrément, jardin potager, lieu d’inspiration et de mémoire, personnage de fiction, le jardin qui entourait la demeure de Cuverville dans le pays de Caux fut pour André Gide tout cela à la fois et peut-être aussi la raison première de son attachement viscéral à ce site. C’est à proximité, dans le petit cimetière de campagne de l’église paroissiale, qu’il repose, aux côtés de sa femme, pour l’éternité.

 

Bénédicte Duthion
Chercheur Service patrimoines – pôle inventaire, direction de la culture et du patrimoine, Région Normandie

 

(1*) Portrait conservé au Musée des beaux-arts de Rouen.

(2*)Mic Chamblas-Ploton, Les jardins d’André Gide, « Cuverville: le jardin de la tentative amoureuse », Éd. du Chêne, 1998, p. 38-44.

(3*) Ibid.

(4*) Ibid.

(5*) Ibid.

(6*) Madeleine dans la réalité.

(7*) André Gide, Si le Grain ne meurt, « Folio », Éd. Gallimard.

(8*) André Gide, La Porte étroite, « Folio », Éd. Gallimard.