1947-2022 : Soixante-quinze ans de pratique de jardinage

En soixante-quinze ans, les pratiques et le regard des jardiniers amateurs sur leur jardin ont bien changé. Après avoir eu besoin de la fonction nourricière du jardin durant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui ont suivi, les jardiniers s’en sont progressivement détournés au profit de la fonction ornementale du jardin. Durant les Trente Glorieuses, le nombre de jardins familiaux a fortement diminué. Les avancées scientifiques d’après-guerre ont permis le développement du marché des produits phytosanitaires. Les pesticides sont devenus faciles d’accès et à faible coût, les pratiques des jardiniers s’en sont trouvées profondément modifiées. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que le jardinage sans pesticides commence à se démocratiser pour aboutir à l’interdiction de leur utilisation en 2019. Responsables du programme Jardiner Autrement à la SNHF, Inès Turki et Alice Piacibello nous dressent ce bilan. 

Au jardin de Jean-Marc Muller
Au jardin de Jean-Marc Muller à Larchant © Jardiner Autrement
Jardin de Jean-Marc Muller
Au jardin de Jean-Marc Muller à Larchant © Jardiner Autrement

Pour suivre l’évolution des pratiques de jardinage, nous nous sommes plongées dans les archives des Jardins de France disponibles à la bibliothèque de la SNHF. Après deux ans d’articles consacrés aux professionnels de l’horticulture, la revue s’ouvre en 1949 aux jardiniers amateurs. Une partie des articles leur est dédiée. Après lecture de plus de quarante articles s’étalant de 1949 à 2022, nous avons retenu trois thèmes d’évolution des pratiques de jardinage en lien avec l’activité du pôle Jardiner

Autrement de la SNHF: l’utilisation de produits phytosanitaires issus de la chimie, le travail du sol et la prise en compte de l’environnement.

Les avancées de la chimie au service du jardinier

Des années 1950 jusqu’aux années 1970, le jardin est un lieu qui doit être agréable à regarder et jouer un rôle d’extension de la maison. Le gazon est un sujet qui passionne déjà les jardiniers, dès
les années 1950. En effet, une pelouse homogène, composée exclusivement de graminées et régulièrement tondue, constitue le principal critère d’un jardin esthétique.

« Une pelouse, par sa régularité et sa douceur, met en valeur les coloris et les formes, rehaussant l’éclat des fleurs et l’élégance des arbres et des arbustes. »

Les gazons, J. Dujardin, Jardins de France, mai 1955

Un gazon parfait passe par l’élimination des plantes spontanées. Celles-ci sont présentées comme un véritable désagrément pour le jardinier (elles hébergent les ravageurs, exercent une concurrence pour les plantes potagères, sont allergisantes…). Ainsi, le désherbage est au cœur de leurs préoccupations.

« Dans un jardin bien tenu, les allées doivent demeurer exemptes de mauvaises herbes en permanence. »

Les désherbants au jardin d’amateur, P. Cuisance, Jardins de France, mars 1959

Avec l’essor de la chimie, une multitude de désherbants deviennent accessibles pour le jardinier amateur. Depuis l’utilisation du 2-4D (acide 2,4-dichlorophénoxyacétique), premier désherbant sélectif efficace contre les dicotylédones, la gamme des désherbants sélectifs s’est développée, proposant ainsi des solutions de désherbage sur tous les types d’espèces potagères, de gazons et d’ornementales. Du fait de leur faible coût et de leur efficacité quasi immédiate, l’utilisation des désherbants chimiques est devenue systématique, à l’instar du désherbage manuel.

« Désherber est resté de nos jours un travail long, pénible, fastidieux [...], l’utilisation des herbicides permet de résoudre, avec les mêmes avantages, le problème du désherbage et du sarclage. »

L’emploi de désherbant en jardin amateur, M. Fromage, Jardins de France, mars 1963

En 1940, la découverte du DDT (dichlorodiphényltrichloro-éthane), suivie par celle de nombreux autres insecticides organiques de synthèse, bouleverse les méthodes de lutte anti-parasitaire. Pour la plupart des ravageurs est proposée une solution chimique. Le développement de formulations sous différentes présentations adaptées aux jardiniers (poudre mouillable, aérosol, émulsion…) justifie ainsi un fort engouement dans les années 1950.

« Les insecticides organiques de synthèse présentent un progrès considérable et permettent d’envisager une protection rationnelle des cultures. »

Les insecticides organiques de synthèse, J. Dujardin, Jardins de France, mars 1955

Quelques précautions concernant l’utilisation de ces produits phytosanitaires sont signalées. Ainsi, pour les désherbants, une certaine distance est à respecter vis-à-vis des plantes ornementales non ciblées. En revanche, leurs effets néfastes sur la faune auxiliaire ne sont pas cités, contrairement aux insecticides dont la dangerosité vis-à-vis des « butineurs » et « des parasites naturels des plantes » est mise en avant. (1955 J. Dujardin). Il est aussi conseillé de porter des vêtements exclusivement réservés aux travaux d’épandage et de les laver périodiquement. Les jardiniers sont aussi mis en garde sur le fait de ne pas fumer en traitant avec certains produits particulièrement inflammables comme le chlorate de soude (1959, Cuisance).

En 1960, les effets de l’utilisation de pesticides sont pointés : forte toxicité pour l’homme et les animaux, rupture d’équilibre biologique qui favorise une recrudescence des insectes nuisibles, émergence de résistances des ravageurs face aux produits chimiques. Des solutions naturelles sont proposées, comme la lutte biologique par utilisation des insectes entomophages ou de micro-organismes pathogènes, sans toutefois mettre le chimique de côté.

« La conception classique et fort généralisée autrefois d’une opposition entre l’emploi des facteurs biologiques et celui de la lutte chimique est maintenant abandonnée, [...] les possibilités d’une utilisation harmonieuse de ces deux facteurs, pour apporter ainsi une solution peut-être complexe mais avantageuse et efficace aux problèmes posés par certains ravageurs. »

Moyens naturels de lutte antiparasitaire, P. Grison et D. Martouret, Jardins de France, mars 1960

En 1964, l’article de G. Ghys alerte sur les effets toxiques des insecticides et insiste sur les précautions à observer.

Le travail du sol, la base du jardinier

Dès 1949, la nature du sol est une notion importante. Sa composition physique est différenciée de sa composition chimique. D’après M. Valin, s’il est facile d’agir sur la seconde avec des fumures et autres fertilisants, mais la première a un rôle prépondérant, sur lequel il est difficile d’agir.

En 1959, trois techniques d’entretien du sol dans un verger sont présentées. Bien que le labour des sols soit la plus usuelle, deux autres techniques de sol couvert sont présentées : le sol engazonné par des graminées ou bien par de la luzerne et la technique du mulching avec de la paille. La composition initiale du sol est prise en compte avant de choisir l’une de ces techniques, en particulier pour les cultures fruitières.

« Le choix du système d’entretien du sol d’un verger ou d’un jardin fruitier ne peut se faire au hasard, car il est dicté par la nature du sol et la pluviométrie de la région. »

Comment entretenir la surface du sol au jardin fruitier, A. Louis, Jardins de France, janvier 1959

En 1949, l’utilisation des engrais verts est présentée comme une alternative à la fertilisation des sols par R. Delpech. Cette technique n’est cependant pas convaincante. Les résultats d’expérimentations ne montrent pas une rentabilité économique et agronomique suffisante. La compétition vis-à-vis de l’eau entre les engrais verts et la culture est un inconvénient souvent cité, il est recommandé de ne les utiliser qu’en climat suffisamment humide. Il faut attendre 1966 pour que cette technique fasse l’objet d’un nouvel article, notamment à cause de la difficulté de se procurer du fumier.

En 1981, c’est l’aération des sols qui est préconisée par Marie-France Guignard en reprenant une nouvelle technique testée par des chercheurs de l’Institut pour le développement forestier et Dominique Soltner. L’article ne détaille pas l’intérêt de cette technique. Si l’analyse de la nature et de la composition du sol avant plantation est un conseil récurrent, la préservation de la biodiversité de celui-ci, par le non-retournement du sol, ne fait pas l’objet d’articles.

La prise en considération de l’environnement

La protection biologique entamée à partir des années 1970 par les maraîchers professionnels se démocratise dans le jardin des amateurs. En 1980, l’accent est mis sur la diversification des espèces végétales que l’on implante au jardin. Ce choix se porte sur des espèces indigènes adaptées au climat local et implantées au bon endroit.

« Le paysage se devrait d’être un équilibre harmonieux entre la nature existante et les créations de l’homme. »

Pour un environnement plus naturel, M.-F. Guignard, Jardins de France, novembre 1981

Dès les années 2000, la biodiversité devient un sujet d’inquiétude s’inscrivant dans les préoccupations environnementales. Pour préserver celle-ci, de nouvelles ou anciennes techniques horticoles sont mises en avant comme la rotation des cultures, la conservation des sols.

UN PRÉCURSEUR DANS LE DOMAINE

Jean-Marc Muller commence à cultiver son potager en 1978 sur une parcelle de 250 m2 à Larchant (Seine-et-Marne). Il jardine avec son beau-père en se posant peu de questions sur les effets des produits qu’il utilise au jardin. En 1989, il devient directeur commercial pour une entreprise mettant en marché la première gamme de produits phytosanitaires d’origine 100 % naturelle. Il y découvre qu’il est totalement possible de cultiver sans produits chimiques de synthèse et arrête leur utilisation en 1990. Ses habitudes changent.

Alors qu’auparavant, il disposait d’un produit de synthèse répondant à un problème, il voit dorénavant le jardin dans sa globalité, où toutes les composantes interagissent. Un changement de pratique s’opère alors dans son potager. Au niveau du travail du sol, Jean-Marc favorise un travail en surface sans retournement profond pour conserver la vie du sol. Son sol n’est jamais nu, il est soit cultivé, soit paillé. Jean-Marc accorde une grande place à l’observation afin de déterminer les travaux à effectuer et agir en cas d’infestation de ravageurs ou de maladie. Tout le jardin est pensé pour accueillir les auxiliaires et favoriser un équilibre naturel.

Homme jardinage
© Jardiner Autrement

Pour aller plus loin :
Le potager de Jean-Marc Muller: trente ans sans pesticides, Jean-François Coffin, 2016
www.jardinsdefrance.org/potager-de-jean-marc-muller-trente-ans-pesticides

Le jardin affiche une nouvelle diversité végétale, les gazons laissent place aux prairies fleuries, les haies monospécifiques se transforment en haies champêtres favorables aux pollinisateurs.

 

« Le jardin s’apparente à un véritable écosystème où s'établissent des relations étroites entre les êtres vivants. »

Jardinage et biodiversité, Odile Lacaille d’Esse, Jardins de France n°574, mars 2007

Conscients des effets néfastes pour la santé et l’environnement, les produits phytosanitaires de synthèse sont de moins en moins utilisés par les jardiniers amateurs. Cette prise de conscience collective s’est concrétisée, en 2019, par l’interdiction d’utiliser des pesticides de synthèse (loi Labbé).

De nouveaux termes apparaissent dans le jargon du jardinier: auxiliaire, biocontrôle, lutte biologique intégrée, BRF (bois raméal fragmenté), autant de termes que de pratiques qu’il faut assimiler. L’analyse de soixante-quinze ans de pratiques du point de vue de Jardins de France a révélé une multitude d’articles très divers mais d’une grande précision scientifique. Ils permettent d’appréhender les préoccupations des différentes époques. En prise avec les préoccupations de leur époque, les articles de Jardins de France rendent bien compte des virages sociétaux, comme la prise de conscience de l’impact des pesticides sur l’environnement et la santé.

 

Inès Turki, Alice Piacibello
Jardiner Autrement