Plantes miniatures, plantes géantes… sans artifices

Jean-Michel Groult

Lorsque vous longerez un étang ou un bassin couvert de lentilles d'eau, observez-les de près, même de très près ! Même tombé à l'eau, vous ne pourrez distinguer la floraison de ces plantes : les plus petites plantes à fleurs !

Lentilles d'eau et feuille de lotus, petite différence de taille © Jean-Michel Groult

L'ère de la miniaturisation, le règne végétal l'a instaurée depuis longtemps. On connaît bien la petitesse des grains de pollen, comparée à la taille de la plante toute entière. Les plus gros sont ceux du potiron et des hibiscus, mesurant 0,2 mm – on les remarque assez facilement à l'oeil nu (avec de bons yeux tout de même !) – ils tombent de la partie mâle d'une fleur, très visibles sur une surface noire. Mais un grain de pollen n'est pas une plante, juste un registre d'informations génétiques bien emballé. Imaginez pourtant, la plus petite plante du monde est à peine plus grande, et comme on va le voir, à cette échelle, elle possède même des fleurs.
 

Vous avez dit minuscule ?

Il y a miniature et miniature ! Il ne faut pas confondre une réduction due à des conditions défavorables (sol pauvre, piétinement, etc.) avec une réduction génétiquement définie. La première correspond aux plantes pouvant fleurir à un stade très réduit, mais qui normalement, dans de bonnes conditions, ont une taille bien plus grande. Sur certains rochers, entre les pavés urbains ou sur les sables très piétinés, on pourra ainsi s'émerveiller d'arabettes ne dépassant pas 1 cm et arrivant malgré tout à former des graines. Ces dernières, semées dans un bon terreau abrité, donneraient de grandes plantes. Ce n'est pas le cas des plantes dont la nanification est conditionnée par son patrimoine génétique. Prenez la mousse fleurie (Crassula tilliaea), réputée pour être la plus petite plante à fleur terrestre du monde. On la rencontre dans nos régions, sur des sols tassés, riches en azote, humides en hiver mais secs en été. Elle est plus commune dans un large quart Nord-Ouest de l'Hexagone qu'ailleurs. La mousse fleurie dépasse rarement le centimètre en hauteur, mais des sujets fleuris hauts de 2 mm ou 3 mm ne sont pas rares. Ses fleurs mesurent environ 2 mm de large. La plante ne vit que quelques mois, et souvent, on ne remarque sa présence qu'au moment où elle fleurit, car ses minuscules feuilles se colorent de rouge vif, surtout si le temps est sec. Elle devient alors un peu plus visible. Ses fleurs sont si petites et si peu avenantes qu'il est permis de se demander quel genre d'insecte remplit la fonction de pollinisateur…



Les Aracées, famille-soeur des lentilles d'eau, possèdent des fleurs réduites mais organisées en inflorescences géantes, comme chez Amorphophallus, très cultivé © Jean-Michel GroultGéante aux petites fleurs…

Mais les plantes sont toujours prêtes à nous réserver des surprises. À l'autre extrémité de l'échelle, celle du gigantisme, la plus grande inflorescence du monde est une aracée, celle de l'arum titan (Amorphophallus titanum). Sa spathe, qui entoure l'épi de fleur, peut atteindre 1,50 m de diamètre. Pourtant, les aracées ont développé un savoir-faire unique en matière de miniaturisation des fleurs, en choisissant une stratégie efficace : des inflorescences énormes et des fleurs petites, mais en très grand nombre. Chez la plupart des aracées, on n'observe pas de nanification comme chez notre mousse fleurie.
 

Une « cousine »… très envahissante

Qui ne s'est jamais plaint de la prolifération des lentilles d'eau dans un bassin ? Bien que de taille réduite, leur multiplication s'avère redoutablement efficace. En 2004, l'envahissement du lac Maracaibo, le plus grand lac d'Amérique du Sud, par une lentille d'eau (Lemna obscura) a été observé… même depuis l'espace ! Selon l'actuelle classification botanique, les lentilles d'eau (ou lemnacées) font partie des aracées. L'un des plus proches parents des lentilles d'eau, excepté la laitue d'eau, est le Lysichiton, cette aracée à spathe énorme de près d'un mètre de long et que l'on apprécie dans les jardins marécageux ! L'analyse comparée des fossiles et des plantes vivantes a montré que les lentilles d'eau avaient un ancêtre commun avec la laitue d'eau (Pistia stratiotes), souvent cultivée en intérieur. Cobbania, un ancêtre des lentilles d'eau, était aussi gros que la laitue d'eau mais possédait des feuilles planes et rondes comme celles des lentilles d'eau. Chez toutes ces plantes, on retrouve des traits communs : la plante flotte sur l'eau, se propage surtout par bourgeonnement en produisant des plantes filles qui s'émancipent au bout de quelques temps. La floraison est petite : la laitue d'eau possède une minuscule spathe d'aracée, qui passe souvent inaperçue au coeur de la rosette.
 

La plus petite plante à fleur

Les lentilles d'eau les plus communes, celles du genre Lemna, n'ont pas les racines chevelues de Pistia. La plus commune des lentilles d'eau ne possède qu'une seule racine. Spirodela est la plus grande lentille d'eau : certains sujets peuvent atteindre 1 cm de diamètre. C'est en réalité une géante, comparée à la plus fascinante des lentilles d'eau : la Wolffia. C'est la plus petite plante à fleur du règne végétal et une des plus curieuses stratégies du monde végétal. Imaginez : cette plante se résume à une masse de cellules vertes, large comme trois cheveux, soit 0,3 mm. Elle ne possède que quelques pores respiratoires, tandis qu'en comparaison, un pied de maïs en possède environ deux millions. Cela n'empêche pas Wolffia de produire autant de matière organique à l'hectare que le maïs !
Wolffia fleurit occasionnellement. Elle n'a pas de corolle, juste un « creux reproductif » qui se forme dans sa masse et où sont implantés les organes reproductifs. Chez Wolffia, il n'y a pas de fioriture, car il n'y a pas de place pour cela. La fleur se réduit à une seule anthère et un seul ovule. La reproduction sexuée est très minoritaire dans sa biologie. Le fruit de cette plante n'est observé que de façon exceptionnelle. Il se développe dans la plante et finit par occuper près de la moitié du volume de la plante-mère, qui en périt alors. La formation du fruit ne se produit sans doute que lorsque la survie de la colonie est menacée et que les plantes fleurissent, sous l'effet d'un stress. Le recours à la production de graines étant si rare, on ne peut que s'étonner de voir que la plante continue de fleurir. Après tout, on connaît, chez les insectes, plusieurs espèces qui ne se reproduisent plus que de façon asexuée. Chez ces insectes, aucun individu mâle n'a jamais été observé, l'espèce n'existant que sous forme de femelles, qui se reproduisent toutes seules. C'est surtout par bourgeonnement, comme une bactérie, que Wolffia se reproduit.
 

D’une simplicité extrême

Cette plante possède une poche à bébé, dans laquelle se forment en file indienne des plantes-filles, c'est-à-dire de simples massifs de cellules. Imaginez un astéroïde vert qui porterait une poche-kangourou sur son ventre, d'où sortirait par intermittence un autre astéroïde vert, grossissant puis quittant l'astéroïde-mère lorsqu'il mesure la moitié de la taille adulte : vous avez une bonne idée de ce à quoi ressemble Wolffia, vue au microscope électronique ! Elle est capable de produire une plante fille toutes les 36 heures. La plante-fille n'est pas encore séparée de la plante-mère qu'elle commence, à son tour, à former une plante petite-fille. À titre de comparaison, les amibes, des organismes unicellulaires longs d'un dixième de millimètre et vivant également dans l'eau, se divisent toutes les 48 heures dans des conditions optimales. Par son fonctionnement, notre Wolffia se rapproche des organismes unicellulaires. Elle prolifère autant que ces derniers alors que ses ancêtres avaient une organisation autrement plus complexe que les ancêtres des bactéries et des amibes !
 

Survivre et conquérir

Pourquoi Dame Nature a-t-elle poussé ces plantes, et surtout Wolffia, à tant se simplifier, depuis au moins 70 millions d'années ? Les derniers tyrannosaures existaient encore que les ancêtres des lentilles d'eau avaient déjà commencé à se réduire à la taille d'une pièce de monnaie. Il fallait que cette stratégie soit payante pour se poursuivre avec autant de constance pendant tout ce temps. Les mécanismes de l'évolution échappent à notre raison. Peut-être la petitesse des plantes les préservait-elle des ravageurs. Wolffia n'a d'autre ennemi que les petits poissons herbivores. Elle est trop grosse pour les organismes unicellulaires et trop petite pour les poissons herbivores adultes. Quel est l'avenir sur Terre de Wolffia, réduite et simplifiée à l'extrême ? Bien malin qui pourrait le deviner, car l'évolution, si elle produit des résultats stupéfiants, ne marche pas à sens unique. Rendez-vous dans quelques millions d'années.

Le Wolffia arrhiza © Jean-Michel Groult  Crassula tillaea, la mousse fleurie est une petite conquérente © Jean-Michel Groult