Plantes et fourmis, des relations fascinantes

Laurent Péru

Depuis quelques années, beaucoup d’insectes ont augmenté leur capital sympathie auprès des jardiniers. L’abeille mellifère, les bourdons et toutes les abeilles solitaires sont les acteurs incontournables de la pollinisation, les coccinelles, les larves de syrphes et de chrysopes dévorent goulûment les pucerons et les carabes sont d’excellents régulateurs des populations de limaces et d’escargots. Quant aux fourmis, elles fascinent toujours autant…

Certaines espèces de Tillandsia (Bromeliaceae), épiphytes exclusivement américaines, peuvent héberger des sociétés de fourmis à la base du pied - © Serre du jardin botanique de Nancy

Certaines espèces de Tillandsia (Bromeliaceae), épiphytes exclusivement américaines, peuvent héberger des sociétés de fourmis à la base du pied - © Serre du jardin botanique de Nancy

 

Les fourmis, comme les abeilles et les guêpes, sont des Hyménoptères et elles nous intéressent surtout par leur organisation sociale. Une fourmilière comporte au moins une gyne fécondée (la « reine », individu femelle, initialement pourvue d’ailes, capable de pondre) et un nombre plus ou moins important d’ouvrières, femelles aptères et incapables de pondre, chargées de nourrir et de défendre la société. Certaines espèces présentent aussi des ouvrières de très grande taille appelées « soldats ». Une grande partie du couvain (ensemble des œufs, des larves et des nymphes) évolue en ouvrières adultes, mais saisonnièrement apparaissent des femelles fonctionnelles et des mâles (les « fourmis volantes »). On dénombre environ 12 000 espèces de fourmis à travers le monde et on estime que leur biomasse est équivalente à la biomasse de la population humaine.

 

Répartition des tâches

Même si elles sont fascinantes à bien des égards, notamment dans leur succès écologique sur l’ensemble de la planète, les fourmis ne bénéficient généralement pas de la bienveillance des amateurs de plantes. En protégeant les colonies de pucerons pour récolter leur miellat ou en édifiant des fourmilières dans les pelouses, elles ne font rien pour s’attirer leurs faveurs. De plus, certaines mordent très douloureusement et leurs rôles dans les écosystèmes sont peu connus… Au moins, il semble difficile de leur attribuer ici des dégâts directs sur les plantes. Les choses sont différentes de l’autre côté de l’Atlantique : les célèbres fourmis-parasol ou fourmis-manioc sont de redoutables défoliatrices en Amérique du Sud et en Guadeloupe. Une seule société d’Atta peut compter plusieurs millions d’individus dans une fourmilière de plusieurs centaines de mètres cubes, et consommer autant de matière végétale qu’une ou deux vaches. On estime que ces fourmis prélèvent près de 15 % des végétaux des zones néotropicales… Toutefois, elles ne s’en nourrissent pas directement mais, avec un système très complexe de répartition des tâches, les sectionnent, les malaxent, les triturent et aménagent des jardins souterrains où va se développer un champignon d’une espèce proche de nos lépiotes. Nos fourmis champignonnistes vont nourrir leurs larves avec les « choux-raves » émis par le mycélium. Le rapport avec le champignon est si étroit que les fourmis meurent s’il vient à disparaître et qu’à l’inverse, il ne saurait survivre sans ses jardinières. Ce mutualisme obligatoire, apparu voilà une cinquantaine de millions d’années, s’est enrichi de multiples perfectionnements dont le plus surprenant est la maîtrise par les fourmis d’une bactérie produisant des molécules antifongiques spécifiques d’un autre champignon attaquant celui dont elles se nourrissent.

 


Transporteuses de graines

Revenons dans le Midi de la France pour observer les fourmis très communes appelées fourmis moissonneuses appartenant au genre Messor (moisson en latin). Ce sont les fourmis de la fable de La Fontaine et elles sont bien connues pour récolter les graines et les stocker dans des greniers souterrains, mais c’est un mode de nutrition rare chez les fourmis plutôt carnivores. Néanmoins, les fourmis granivores sont réparties à travers le monde souvent dans des milieux secs ou xériques (genres Aphaenogaster, Pogonomyrmex, Pheidole…). Leurs sociétés comportent de grosses ouvrières avec une tête énorme dont les mandibules peuvent broyer les graines. Il arrive aussi qu’on observe les ouvrières d’une espèce plutôt carnivore ou d’une espèce réputée éleveuse de pucerons, rapporter au nid des graines que la structure de leurs pièces buccales empêchera de consommer. En y regardant de plus près, toutes les graines ainsi collectées sont munies d’une « poignée de transport » très pratique et qui plus est, consommable par les fourmis : une fois consommée, les fourmis rejetteront la graine qui pourra germer à proximité du nid. L’élaiosome est une structure « inventée » par l’évolution à destination des fourmis pour assurer la dissémination des graines, tout comme les nectaires ont été « inventés » pour intéresser les pollinisateurs. On estime que ce mode de dispersion (la myrmécochorie) concerne 3 000 espèces végétales (appartenant à 80 familles différentes) à travers le monde. En Europe tempérée, ce sont 260 espèces qui possèdent un élaiosome et une récente thèse dénombre 140 espèces où le transport a effectivement été observé, dans les genres Viola, Carex, Corydalis, Lamium, Reseda, Scilla, etc.
 

De précieuses auxiliaires

La coévolution entre une plante et une fourmi peut aboutir à d’admirables « coïncidences », sélectionnées par des millions d’années de vie en commun : ainsi le mimétisme chimique observé chez l’Orchidée australienne Leporella fimbriata, qui émet des molécules proches des phéromones femelles de la fourmi Myrmecia urens, incite les mâles à pratiquer une pseudocopulation avec la fleur, garante d’une pollinisation efficace ; bien sûr, la floraison de l’orchidée et l’éclosion des fourmis mâles sont parfaitement synchronisées. Quiconque a voulu grimper dans un manguier a fait la connaissance des œcophylles ou fourmis tisserandes. Ces fourmis, souvent vertes, construisent dans les arbres tropicaux de nombreux nids de feuilles réunies et « cousues » avec la soie émise par leurs larves. Très agressives, leur utilisation en lutte biologique est avérée depuis le IIe siècle en Chine pour la défense des citronniers. Ce sont de précieuses auxiliaires en agriculture tropicale. Sous nos latitudes, les fourmis rousses des bois du genre Formica, dont les nids en dôme de brindilles s’élèvent encore dans les forêts pas trop fréquentées, jouent un rôle comparable en limitant certains ravageurs forestiers, comme les processionnaires ou les tordeuses.

 

Jardins suspendus

Si les fourmis ont inventé la société, l’élevage des pucerons et la culture des champignons, elles on aussi « imaginé » la construction de jardins suspendus au fin fond de l’Amazonie ou dans les jungles du Sud-Est asiatique. Ces jardins aériens, en Guyane notamment, ont fasciné les explorateurs et continuent de passionner les chercheurs. Le principe est simple : une petite société de fourmis amasse un peu de matériau pour construire son nid entre deux branches. Pour consolider l’ouvrage, elle va y planter quelques graines d’épiphytes récoltées aux alentours. En peu de temps, le système racinaire va renforcer la structure qui va pouvoir être agrandie jusqu’à constituer un véritable micro-écosystème, gros comme un petit ballon, avec par exemple, des Aracées, des Pipéracées ou encore des Broméliacées qui peuvent stocker l’eau dans la rosette de leurs feuilles et accueillir également toute une faunule aquatique, y compris des grenouilles.
 


L’arbre à la femme adultère

La coévolution entre plantes et fourmis va bien plus loin : les myrmécophytes regroupent de très nombreuses espèces végétales qui hébergent les Hyménoptères dans des cavités adaptées (les « domaties ») ou les nourrissent grâce à des corps nourriciers spécialisés ou font les deux à la fois. Les modalités de gite et couvert varient énormément et ces étonnantes symbioses, inconnues sous nos latitudes, prolifèrent sous les Tropiques. Les myrmécophytes s’assurent ainsi de l’aide des fourmis qui les « défendent » contre les insectes ou les mammifères herbivores mais parfois aussi contre des compétiteurs en éliminant les jeunes pousses de lianes et autres champignons. Les arbustes africains du genre Barteria (Passifloraceae) ont des tiges creuses hébergeant des fourmis Ponérines du genre Tetraponera. Les feuilles offrent une nourriture abondante aux fourmis sous la forme de glandes à nectar périphériques. Tout agresseur est rapidement attaqué et les piqûres très douloureuses des Tetraponera ont valu le nom vernaculaire d’Arbre à la femme adultère au Barteria camerounais. Le cas des Acacias myrmécophytes africains est bien connu : les fourmis Crematogaster qu’ils hébergent les protègent efficacement des éléphants et des girafes, maintenant une structure stable de savane, y compris en cas d’augmentation des populations d’éléphants.

 

Chambre quatre étoiles

Si nous revenons en Guyane, nous allons découvrir une association surprenante entre les Cecropia (Urticaceae), arbres des écosystèmes pionniers aux feuilles palmées, dits aussi « bois-canon » ou « bois-trompette », et les fourmis Azteca. Là encore, le gite est offert car le tronc est pourvu de cavités comme le couvert qui prend la forme de « corpuscules de Miller » à la base des feuilles. Le menu ne semblant pas entièrement satisfaire les fourmis, ces dernières se postent à l’affût d’une proie, sous les feuilles du Cecropia. La face inférieure des feuilles est pourvue de longs poils permettant une accroche très efficace des griffes des fourmis : ni plus, ni moins qu’un système « Velcro » qui permet aux ouvrières d’Azteca de maintenir des proies 10 000 fois plus lourdes qu’elles… Une plante carnivore de Bornéo, Nepenthes bicalcarata, héberge souvent la fourmi Camponotus schmitzi dans les vrilles creuses de ses urnes. Le mutualisme est facultatif mais il profite aux deux partenaires : la fourmi consomme les grosses proies capturées par la plante ; la plante est défendue par la fourmi et croît mieux en sa présence. Les myrmécophytes les plus spécialisées sont des Rubiacées d’origine indo-malaise ou australienne : les Myrmecodia , Hydnophytum et autres Myrmephytum, aux tubercules naturellement composés d’un réseau de galeries et de chambres, véritable « quatre étoiles » pour fourmis, sont souvent élevées dans les jardins botaniques mais en l’absence de leurs hôtes symbiotiques, surtout des Iridomyrmex, ils n’atteignent jamais les tailles qu’on constate dans la nature.

 

Cecropia glaziovii Sneth (Urticaceae), Brésil : coupe du tronc montrant la cavité habitée par les fourmis - © CJBNCoussapa tessmannii Mildbraed (Urticaceae), Amérique du Sud : corps nourriciers pour les fourmis, les "corps de Müller" à la base des feuilles - © CJBNLecanopteris carnosa (Rheinwarth) Blume (Polypodiaceae), fougère épiphyte des montagnes de Malaisie à rhizome creux abritant des colonies de fourmis - © CJBN

de gauche à droite : Cecropia glaziovii Sneth (Urticaceae), Brésil : coupe du tronc montrant la cavité habitée par les fourmis
Coussapoa tessmannii Mildbraed (Urticaceae), Amérique du Sud : corps nourriciers pour les fourmis, les "corps de Müller" à la base des feuilles
Lecanopteris carnosa (Rheinwarth) Blume (Polypodiaceae), fougère épiphyte des montagnes de Malaisie à rhizome creux abritant des colonies de fourmis - © CJBN

 

Des joyaux de l’évolution

Une certaine vision réductrice de l’évolution privilégie un « struggle for life » caricatural, un peu à la manière des économistes qui vous expliquent qu’une entreprise n’est plus « adaptée ». Les insectes ont longtemps été considérés comme des ravageurs ou des auxiliaires. La nature des choses est infiniment plus complexe et la coopération, le mutualisme ou la symbiose sont des moteurs évolutifs beaucoup plus importants. Les joyaux de l’évolution, résultats de millions d’années de rapports mutuels, que nous pouvons contempler aujourd’hui sont loin d’avoir révélé tous leurs mystères. L’humilité autant que la curiosité, s’imposent.

Hydnophytum sp. (Rubiaceae) cultivé traditionnellement : on remarque les ouvertures donnant accès au réseau de galeries même en l'absence de fourmis - © Serre du jardin botanique de Nancy
Le tubercule de Myrmephytum selebicum Beccari (Rubiaceae) - © CJBNHydnophytum sp. (Rubiaceae) cultivé en épiphyte - © Serre du jardin botanique de Nancy
de gauche à droite et de haut en bas : Le tubercule de Myrmephytum selebicum Beccari (Rubiaceae) - © CJBN
Hydnophytum sp. (Rubiaceae) cultivé en épiphyte - © Serre du jardin botanique de Nancy
Hydnophytum sp. (Rubiaceae) cultivé traditionnellement : on remarque les ouvertures donnant accès au réseau de galeries même en l'absence de fourmis - © Serre du jardin botanique de Nancy

 

a lire...

Höllbobler Bert & Wilson Edward O., 2012. – L’incroyable instinct des fourmis. De la culture du champignon à la civilisation. Paris, Flammarion, Nouvelle Bibliothèque Scientifique, 203 p.

Jolivet Pierre, 1986. – Les fourmis et les plantes. Un exemple de coévolution. Paris, Société nouvelle des éditions Boubée, 254 p.

Passera Luc, 2008. – Le monde extraordinaire des fourmis. Paris, Arthème Fayard, 235 p.

Passera Luc & Aron Serge, 2005. – Les fourmis. Comportement, organisation sociale et évolution. Ottawa, Les Presses scientifiques du CNRC, 480 p.

Servigné Pablo, 2008. – Etude expérimentale et comparative de la myrmécochorie : le cas des fourmis dispersatrices Lasius niger et Myrmica rubra. Université libre de Bruxelles, 182 p.