Mémoire d’épices, si proches et si lointaines…

Michel Cambornac

Les épices, une importance économique mondiale depuis l’antiquité - © M. Cambornac
Les épices, une importance économique mondiale depuis l’antiquité – © M. Cambornac

Quand Jardins de France a demandé à Michel Cambornac de piloter le dossier sur les épices, il a toute de suite pensé à deux ouvrages qui font référence et rédigés par Henri Leclerc et Désiré Bois (cf. encadré). Ces deux auteurs regroupent épices, aromates, condiments. Mais comment les différencier ? Michel Cambornac propose de passer par des termes culinaires.

Assaisonner, ou condimenter, c’est ajouter du salé de l’acidité, en utilisant du sel, du vinaigre, de la moutarde et des condiments, ail, oignons, cornichons. En début de préparation.

Aromatiser, plutôt en fin de préparation culinaire, c’est ajouter une saveur particulière régionale ou saisonnière avec des aromates, le plus souvent des « herbes » : estragon, basilic, persil, cerfeuil…et si possible fraiches.

Épicer, enfin c’est donner force et piquant et aussi couleur au début de la préparation, ou en cours, avec des épices, produits séchés, entiers ou en poudre, d’origine exotique pour nous.

Saveur plutôt piquante

Sur le plan étymologique, le nom épice vient du latin « Species » nom féminin et l’on s’accorde sur : « substance végétale à odeur aromatique ou de saveur plutôt piquante, employée pour rehausser le goût des aliments », (Spices en anglais, Spezerei en allemand), mais avec en plus, des propriétés médicamenteuses ou pour le moins stimulantes. En italien apothicaire se dit « Speziale ».

Éliminons tout de suite l’idée reçue prétendant que c’était pour dissimuler le goût de mets avariés qu’on mettait des épices. L’histoire, et surtout le prix, défont cette hypothèse. Ceux qui pouvaient s’offrir des épices avaient les moyens de consommer de la viande de qualité. Cela n’empêche pas les propriétés antiseptiques de certaines épices comme le poivre ou le clou de girofle. Les mélanges d’épices eurent grande vogue pour se prémunir de la peste.

Denrées les plus précieuses

Les armories des Médicis comportent des pilules d’épices – © D.R.

L’usage des épices est attesté depuis la haute antiquité, faisant l’objet de commerce vers la méditerranée et l’occident depuis la Chine, l’Indonésie, l’Inde et le Proche-Orient en passant par la Syrie et l’Égypte[1]. Jusqu’à la fin du Moyen-âge, l’usage est principalement médicinal et se réfère à la théorie hippocrastique des humeurs, perpétuée par Dioscoride et Galien : chaud, froid, sec, humide, complexions liées au feu, à la terre à l’air et à l’eau. Des quatre éléments constitutifs de la Création, le feu était considéré comme le plus noble. Les épices, cannelle, poivre girofle, sont de complexion chaude donc liées au feu. Ajoutons leur origine lointaine, d’un Orient mystérieux, propice aux croyances et légendes (les graines de « paradis » venues de la lointaine Afrique) nécessitant un acheminement compliqué et à risque et l’on obtient des produits, rares, chers, d’autant plus efficaces !

Jusqu’au XVIIIème siècle chez les plus fortunés, on mangeait très épicé et relevé, sans doute comme dans certaines cuisines orientales encore aujourd’hui. Les épices furent certainement les denrées les plus précieuses encourageant les expéditions à la recherche de leur provenance bien souvent cachées jalousement on même protégées militairement. Cela suscita des entreprises et des aventures qui ont modelé la face du monde[2]. A tel point que le commerce de gros fut monopolisé, citons les Médicis dont les armoiries familiales comportaient trois pilules d’épices, et que le commerce de détail fut réservé à la corporation des apothicaires ou épiciers-droguistes.

Épiciers et apothicaires

On entendait par épices, aussi bien les articles de confiserie « épices de chambre » servis en fin de repas que les aromates « épices de cuisine » faisant l’objet de cadeaux sous forme de dragées ou pilules.

Jusque sous l’ancien régime, le plaignant qui gagnait un procès devait offrir aux juges des présents en nature, ou en « épices ». Cela conduisit à des abus criants qui durent être réglementés et taxés.

Les épiciers et apothicaires formaient avec les droguistes, les confiseurs-confituriers, les ciriers-ciergiers et les drapiers, une des six corporations des marchands de Paris. Ils avaient la garde depuis 1484 des étalons et poids et mesures.

Les paiements en épices furent supprimés par les lois du 4 aout 1789 et 24 aout 1790. Quant aux corporations, elles furent abolies en 1791.

Aujourd’hui les aspects médicinaux sont secondaires – quoique revenant à la mode avec les connaissances des médecines orientales aussi bien préventives que curatives des systèmes digestifs, nerveux et respiratoire[3]. Ce sont surtout les usages culinaires qui sont en plein expansion avec la démocratisation des voyages vers les pays exotiques et un certain engouement pour les cuisines « ethniques »

Part élevée du commerce mondial

Sur le plan économique, les épices, aromates et condiments, dont la frontière reste ténue entre ces catégories, représentent une part fort importante des échanges, surtout en valeur, du commerce mondial des produits agro-alimentaires qui reste, chose très spécifique, encore lié à l’histoire et à la géopolitique. On constate un engouement pour les cuisines venues d’ailleurs. Sans doute en raison des populations immigrées en Europe, mais aussi par la démocratisation des voyages[4].

Enfin, sur le plan horticole, les vraies épices sont des plantes exotiques presque toutes tropicales. Leur culture sous notre climat actuel (!) reste délicate, mais possible moyennant de connaitre quelques spécificités. L’expérience du jardin botanique de La Gacilly en Bretagne peut vous apporter quelques conseils[5].

Épices et botanique

Concernant botanique et classification, les épices sont issues de toutes sortes d’organes végétaux :

  •   Des écorces : cannelle
  • Des organes souterrains, racines, rhizomes, bulbes : gingembre, galanga, clés chinoises, curcuma, zédoaire, zérumbet *
  •  Des fleurs en bourgeon : clou de girofle
  • Des parties de fleurs : stigmates de safran si particulier et sans doute l’épice la plus chère **
  • Des fruits : cardamome, maniguette, vanille, piments ***, avec un élément extraordinaire : ces plantes américaines ont conquis le monde entier en cinq siècles et, en particulier, l’Orient et l’Asie pour en faire un complément de base dans l’alimentation.
  • Des graines : muscade, cumin, moutarde, les poivres (qui ne doivent pas leur nom à Pierre Poivre mais dont les histoires sont quand même liées).

Le point commun est que toutes contiennent des substances volatiles plus ou moins complexes agissant sur l’odorat ou le goût ****

* Voir dans ce dossier l’article de Michel Chauvet sur les Zingibéracées démêlant la classification

** Voir dans ce dossier l’interview de L’entreprise Thiercelin et dans la rubrique « conseils pratiques » l’article sur la culture du safran (André Pierronnet)

*** Voir dans ce dossier l’article d’Anne Marie et Alain Palloix

**** Voir dans ce dossier l’article d’Hubert Richard

Deux ouvrages de référence sur les épices

les epices Hebri Leclerc 1929«  Les épices, plantes condimentaires de la France et des colonies, leur histoire, leurs usages alimentaires, leurs vertus thérapeutiques » d’Henri Leclerc, chez Masson et Co. 1929

« Les plantes Alimentaires chez tous les peuples et à travers les âges, histoire utilisation culture, volume III Plantes à épices, à aromates, à condiments » Désiré Bois chez Paul Le Chevalier. 1934.

 

 

 

[1] Voir dans ce dossier l’article de Jean Pierre Reduron

[2] Voir dans ce dossier article de Lucile Allorge

[3] Voir dans ce dossier l’article de Nathalie Giraud

[4] Voir dans ce dossier l’article de Nadine Garcia Bastida

[5] Voir dans ce dossier l’article de Thierry Aleberteau

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