Les inflorescences, une logique de rentabilité végétale

Jean-Michel Groult

Lorsque la concurrence fait rage chez les fleurs du printemps, il faut tout faire pour être efficace sans que cela ne coûte trop à la plante en termes de ressources énergétiques. Il y aura en effet des graines à produire en fin de parcours. Rien que pour satisfaire ses besoins de maternité, la plante qui porte la fleur doit sacrifier des pétales, du nectar et d’autres organes encore...

Des fleurs, oui, mais rentables de préférence. Rares sont les fl eurs qui ne donnent que quelques graines. Chez la belle-de-nuit (Mirabilis jalapa), il n’y aura qu’une seule graine par fleur, contre deux pour un liseron (Calystegia sepium), autre plante à grandes corolles. Quelle faible rentabilité, alors qu’une fleur de bégonia produira plusieurs milliers de graines ! Certes, celles-ci sont plus petites et dotées de peu de réserves. D’ailleurs, la championne toute catégorie est l’orchidée. Ses graines, lâchées dans la nature, ne comportent pas la moindre réserve, pas le moindre grain d’amidon. Les autres plantes n’ont pas autant poussé cette logique qui veut que l’on en fasse « plus avec autant ». Car si l’on veut avoir de grosses graines, il faut être une grosse plante. C’est une loi de la nature assez générale. On pourrait faire dire à un proverbe fictif que « les orchidées ne donnent pas de châtaignes, pas plus que les cocotiers ne portent de petites graines ». Toujours avec des exceptions bien entendu, puisque certains haricots sont aussi gros que des châtaignes.

 

La tactique du pavot

Pour compenser cette loi, il faut donc produire plus de graines si l’on est une petite plante, comme celles de nos prairies. Cela vaut d’autant mieux que les grosses graines attirent leur lot de prédateurs, alors que les petites graines s’avèrent peu appétissantes. Chez les plantes, il y a deux stratégies pour produire beaucoup de graines. Les unes possèdent de grosses fleurs, avec des parties femelles solides, des pétales charnus et très voyants. C’est le cas, par exemple, des pavots. La grosse fleur est organisée pour affronter une intense fréquentation. Lescactus, avec leurs fleurs spectaculaires, suivent sur la même logique. Mais cela a des limites. Qu’une fleur, au stade du bouton, soit abîmée, et ce sont des, centaines de graines que la plante sera incapable de former. Chez ces plantes à grosses fl eurs solitaires, on forme peu de fl eurs, et les fleurs perdues ne sont pas remplacées facilement. C’est la raison pour laquelle beaucoup de plantes ont des petites fleurs, plus nombreuses.

 


Risquer le moins possible

Si une fleur disparaît, la quantité de graines perdues ne représente qu’une part modeste du total. Mais tant qu’à être efficace, autant faire en sorte que les fleurs soient plus près les unes des autres. L’effet d’attirance ne sera que plus fort pour les butineurs. Si la masse les attire, ils y passeront plus de temps et féconderont plus de fleurs. Cela explique que des plantes portent leurs fleurs en épis ou en grappes. Ce sont des inflorescences à la forme très simple.
Chaque fleur y a son propre attirail, pétales et nectar, pour satisfaire les insectes. Cela a des avantages certains pour la plante, mais elle prend aussi le risque de se féconder ellemême, ce qu’il vaut mieux éviter. L’épi est un compromis, mais cela ne résout pas toute la concurrence. C’est pour cela que l’on trouve, chez de nombreuses plantes, des inflorescences aux fleurs en masses encore plus grandes, à la façon de super-épis. La vipérine, grande plante que l’on rencontre au bord des chemins, produit des centaines de petites fleurs bleues après avoir passé une année entière à accumuler des réserves. La seconde année, tout sera dilapidé en fleurs, puis en graines. Les vipérines qui ont poussé dans de bonnes conditions peuvent produire deux mille graines. Leur cousines poussant aux Canaries, que l’on apprécie dans les jardins de Bretagne, peuvent quant à elle porter plusieurs dizaines de milliers de fleurs. Mais chez toute vipérine, chaque fleur agit comme si elle était seule monde.

 


Capitules et capitalisme

Voilà qui, du point de vue de l’industriel, n’est pas très rentable. Pourquoi ne pourrait-on pas minimiser les fleurs et sous-traiter l’attirance visuelle à certaines ? C’est le cas de la marguerite et de toutes les plantes de la famille des composées. Les fameux pétales de la marguerite, que l'on arrache en pensant à l’être aimé, n’en sont pas. Ce sont les corolles entières de fleurs de la périphérie, et dont les pétales unis forment une langue, dite ligule. Les autres fleurs, celles du centre, sont réduites au minimum. Elles n’ont plus que des rudiments de pétales, visibles à la loupe mais sans aucun attrait. Il faut dire qu’elles sont arrangées en ordre parfait, sans aucun espace libre. Ce sont les ligules de la périphérie qui signalent la présence d’un lieu agréable pour les butineurs. Ainsi le tournesol agit comme une marguerite géante, avec ses gros capitules qui produit beaucoup de graines. Voilà ce que la vipérine aurait pu économiser. Chez certaines composées, il n’y a même pas de fleur ligulée à la périphérie. C’est le cas de la matricaire inodore ainsi que d’autres appréciées en art floral pour leur aspect curieux. La masse de petites fleurs regroupées suffit à attirer le butineur.

 

 

Produire ses graines…à tout prix !

Mais les composées sont des stakhanovistes de la production. À bien y songer, un tournesol ne fournit pas beaucoup plus de graines qu'une fleur de pavot et, finalement, cela fonctionne de la même façon. Dans un cas, une grosse fleur qui produira de nombreuses graines. Dans l'autre, une seule inflorescence avec beaucoup de fleurs comprimées mais dont chacune n'en produira qu'une seule. Il serait plus productif encore de contracter les inflorescences en masses plus compactes encore. Comme un capitule qui serait lui-même composé de petits capitules. Cela vous semble tordu ? Dites-le à l’édelweiss ! Celui-ci a en effet osé ce système, qui lui donne cet air si curieux, surtout avec sa toison blanche qui le protège du soleil si riche en ultraviolets, en haut des sommets où il pousse. L’étoile argentée comporte en son centre des petits capitules, tous réunis sur une assiette aux bords en étoile, en réalité des feuilles à la toison immaculée. Le dispositif est compliqué mais c’est le résultat qui compte. Là où pousse l’édelweiss, les butineurs ne sont pas légion. Il vaut donc mieux optimiser les rares partenaires du coin…

 

Ribambelle dans l'ombelle

Le capitalisme n’a pas seulement été expérimenté par les composées. Les ombellifères (Apiaceae) ont aussi
exploité cette stratégie d’une façon très proche. L’ombelle classique se compose d’un grand nombre de petites fleurs, accolées en une masse plate servant de reposoir aux insectes butineurs, en particulier les mouches. Dans l’ombelle simple, chaque fleur est reliée à la tige par un seul pédoncule. Chez les ombellifères, le plus souvent, l’ombelle est contractée. C'est-à-dire que l’inflorescence correspond à une ombelle de petites ombelles. Une réduction d’échelle s’est déjà opérée, pour davantage d’efficacité ! Les plus grandes de ces ombelles complexes recensent plusieurs centaines de fleurettes. Souvent, la spécialisation s’arrête là. Chez quelques ombellifères cependant, les fleurs de la périphérie portent des pétales plus grands. Cela ne donne pas encore l’illusion d'une grande fleur avec de nombreux pétales à la périphérie, mais l’idée s’y retrouve. C’est le cas du genre Orlaya, prisé dans les jardins d’Outre-Manche. Mais on l’observe, à un degré moindre, chez les ombelles de la berce spondyle, dans les prés. Chez l’astrance, la spécialisation est déjà plus avancée. Les petites fleurs se tiennent serrées au coeur d’un capitule, enserré par des bractées lumineuses qui donnent l’illusion de pétales. Celle - ci doit déjà dérouter les botanistes en herbe, qui cherchent de quelle composée il peut bien s’agir. Plus proche encore d’une super-fleur, les panicauts (Eryngium) ressemblent tant à des chardons que les néophytes les confondent. Il faut dire que, d’un point de vue fonctionnel, le capitule de chardon et l’ombelle très contractée du panicaut sont identiques. Car l’inflorescence du panicaut correspond à une ombelle, mais contractée de telle façon qu’elle ressemble à un capitule. La belle affaire pour les abeilles : tout ce qui ressemble à un capitule est bon à butiner et leur gosier ne fait pas de botanique…