Les épices : routes terrestres et maritimes

Lucille Allorge

L’histoire de la route des épices est tumultueuse et objet de rivalités dès l’antiquité. De grands noms de navigateurs, de conquérants, de botanistes y sont associés tels Alexandre le Grand, Christophe Colomb ou le missionnaire français Pierre Poivre. Lucille Allorge nous brosse un tableau très épicé…

La route maritime a été déterminante dans le commerce des épices, illustrée ici par « le retour de la flotte de la Compagnie des Indes néerlandaises » par Ludolf Backhuysen 1677 – musée du Louvre - © J.-F. Coffin
La route maritime a été déterminante dans le commerce des épices, illustrée ici par « le retour de la flotte de la Compagnie des Indes néerlandaises » par Ludolf Backhuysen 1677 – musée du Louvre – © J.-F. Coffin

Le nom d’épices est tout de suite évocateur de senteurs, de voyages lointains et de routes vers l’Orient. Même si, actuellement, le mot « épices » recouvre des plantes aromatiques diverses qui permettent de donner des saveurs aux aliments et ainsi masquer leur goût ou prolonger leur durée de vie, ce mot est surtout utilisé pour le poivre, le clou de girofle, la cannelle, le gingembre, la noix de muscade, l’anis étoilée et le safran.

La valeur de l’or

Alexandre le Grand atteint l’Inde et fait connaître aux Grecs le poivre, vers 324 av J-C. C’est un capitaine grec, Hippelus, qui découvre le rythme des moussons dans l’océan Indien, en l’an 47 avant J-C. Pendant six mois, les vents vont d’Ouest en Est, ce qui le conduit directement en Inde, sans longer les côtes de l’Arabie puis pendant les six mois suivant, les moussons s’inversent, permettant le retour vers l’Ouest.

Les Romains conquièrent le Moyen-Orient et deviennent les premiers demandeurs d’épices. La demande est de plus en plus forte et les épices deviennent très chères. Le poivre était sans contexte, le plus cher. Pline l’Ancien dans son encyclopédie, « Histoire naturelle » en l’an 77, indique que le poivre valait son poids en or et servait même à payer des impôts à Rome.

La domination des Vénitiens

De nombreux ports, comme Venise, doivent leur fortune grâce au commerce des épices. Ici, une vue imaginaire d'un port peinte par Johannes Beerstraten en 1662 – Musée du Louvre Paris - © J.-F. Coffin
De nombreux ports, comme Venise, doivent leur fortune grâce au commerce des épices. Ici, une vue imaginaire d’un port peinte par Johannes Beerstraten en 1662 – Musée du Louvre Paris – © J.-F. Coffin

Les croisades successives mettent l’Occident en contact avec l’Orient. Tout venait par voie de terre, caravanes à dos de chameaux ou de dromadaires, traversant les déserts de caravansérails en caravansérails. Mais de leur côté, les Arabes, dont Sindbad le Marin dans « les Mille et une nuits » gagnent par la mer les Maldives, la côte Malabar en Inde[1], puis les îles de la Sonde. Ils deviennent les principaux commerçants des épices et empruntent diverses routes, d’abord terrestres, traversant tout le Moyen-Orient, puis marines. Ils arrivaient en Méditerranée soit par Alep, soit au Caire, soit à Alexandrie.

En Europe, parviennent alors sur les tables raffinées, des épices de plus en plus chères. Le sel[2] et le poivre ont aussi servi, de monnaie pour payer des impôts. Les Vénitiens vont dominer, après de nombreuses guerres contre Gênes et Byzance, tout le marché des épices mais aussi du sel et du blé. Venise est une république marchande. Avec sa centaine de chantiers navals, elle a imposé sa suprématie sur toute la Méditerranée. Ses bateaux vont chercher les épices à Alexandrie et lui rapportent des fortunes. Avec la prise d’Alexandrie, en 642, les Arabes prennent le monopole de ce commerce.

Poivre, anis étoilée, gingembre et safran.

C’est essentiellement la privation d’épices devenues chères et rares qui va pousser les Européens à affronter les terres et les mers, à la recherche des trésors de l’Inde.

Après un périple de 24 ans (de 1295 à 1298), Marco Polo est le premier Européen à écrire un livre, le Devisement du Monde, sur son voyage de Venise en Chine, par la route de la soie et retour par l’Inde, Constantinople et Gênes, où il fut emprisonné. Ce livre aura un grand succès et va inspirer tous les autres navigateurs dont Christophe Colomb. La prise de Constantinople par les Turcs, en 1453 marque la disparition de l’Empire romain d’Orient et lance trois nations dans la conquête des Indes par voie maritime : l’Italie, avec Venise et Gênes, l’Espagne et le Portugal.

Avec le passage du Cap de Bonne Espérance par les Portugais, en 1488, la route maritime de l’Inde s’ouvre vers l’Est. Vasco de Gama est le premier à atteindre l’Inde, en 1498 et son retour marque le début du déclin de Venise. Il meurt à Cochin (Inde) le 24 décembre 1524, à son 3ème voyage. Les Portugais vont dominer cette route jusqu’au Japon, pendant une centaine d’année. Le poivre était l’épice la plus recherchée avec l’anis étoilée, le gingembre et le safran.

Un monopole terrible

Christophe Colomb a rapporté le piment lors de son premier voyage - Statuette en argent de Charles Cordier – Musée de la Marine à Paris - © J.F. Coffin
Christophe Colomb a rapporté le piment lors de son premier voyage – Statuette en argent de Charles Cordier – Musée de la Marine à Paris – © J.F. Coffin

Christophe Colomb, probablement né à Gênes (Italie), se marie à une femme portugaise née à Madère[3]. Il propose aux souverains portugais de partir vers l’Ouest mais ceux-ci préfèrent investir dans le contournement de l’Afrique qu’ils connaissent déjà bien. Il se met donc au service des souverains espagnols Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon qui acceptent de financer son voyage. Le premier voyage a lieu de 1492 à 1493 avec une escale aux Canaries. Il rapporte le piment qui sera la seule épice rapportée de son premier voyage. Il effectue en tout quatre voyages et sera nommé vice-roi des Indes. Il pensait avoir découvert la route par l’Ouest vers l’Inde et le Japon et ignorait avoir découvert l’Atlantique et l’Amérique.

La suprématie des Portugais sur l’océan Indien et la mer de Chine va durer 100 ans. Les Hollandais, grâce au déclin du Portugal, vont prendre la relève pendant 100 ans à partir de 1605, puis les Anglais, à leur tour, avec la prise de la ville du Cap vont s’assurer 100 ans de monopole. Celui des hollandais sera terrible car ils n’hésitent pas à couler tous les bateaux susceptibles de contester ce monopole, en particulier celui de la muscade. Dans l’île Banda, ils n’hésitent pas à massacrer la population et à Amboine ils font de même en 1623 pour le giroflier, contre les Anglais, puis contre les Français, en 1672, pour protéger la cannelle.

Des comptoirs français en Inde

La France fait un premier essai en 1529, sous Henri IV. Jean d’Ango, à Dieppe, arme deux bateaux, « le Sacre » et « la Pensée », commandés par les frères Parmentier, pour aller jusqu’à Sumatra. Mais les bateaux revinrent avec peu de survivants et quelques tonneaux de poivre seulement. Il faudra du temps pour que la Compagnie française d’Orient retente l’aventure. Cinq bateaux sous la direction de Pronis, repartent pour ouvrir un comptoir à Madagascar, d’abord à Sainte-Luce puis à Fort-Dauphin.[4] Ce sera un échec. Flacourt (1607-1660) médecin orléanais, est nommé directeur général de cette Compagnie et part en 1648 pour rétablir l’ordre. Il n’en reviendra qu’en 1658. Il rapporte à Paris un herbier toujours conservé au Muséum et un manuscrit comprenant entre autre, une carte de l’Isle Bourbon (La Réunion) car il a dû y aller rechercher des hommes qui avaient été exilés par Pronis son prédécesseur. Il rentre en France pour monter une autre expédition mais est tué, en 1660, au large du Portugal, par des pirates d’Afrique du Nord. Son livre « Histoire de la Grande Isle de Madagascar » sera édité en 1661. La Compagnie française d’Orient s’achève aussi en 1661 mais Colbert prend conscience de la faiblesse des français sur la mer. Il fait planter de nombreux chênes pour accroître la flotte et créé deux Compagnies des Indes orientales et occidentales, en 1664. La ville de Lorient en devient le siège. Cette Compagnie va créer des comptoirs en Inde comme Pondichéry, Yanaon, Chandernagor, Karikal et Mahé, établissements que la France va conserver jusqu’en 1949, alors que cette même Compagnie disparaît en 1793, après de très nombreux déboires.

Les épices et l’île Maurice.

Le jardin des Pamplemousses à Maurice, un des plus beaux jardins botaniques du monde, où Pierre Poivre introduisit la muscade, la cannelle et le giroflier et où se trouve sa stèle – © M. Cambornac

Les Français fondent l’île de France (devenue île Maurice) le 25 septembre 1715, les Hollandais l’ayant quittée en 1710, elle est inhabitée et fertile[5].

Aublet avait été recruté par la Compagnie des Indes, en 1752, pour créer un jardin botanique susceptible de fournir des légumes et aussi des plantes médicinales aux équipages. Formé à Montpellier puis à Paris, élève de Bernard de Jussieu, médecin et botaniste, Aublet va rester neuf ans à Maurice. Plutôt que d’aller chercher les épices en Inde et ailleurs, la compagnie des Indes embauche le missionnaire Pierre Poivre, en 1746, avec comme mission de rapporter ces épices pour les cultiver à Maurice. Après de grandes pérégrinations de Chine aux Moluques, de 1748 à 1757, où il perdra un bras emporté par un boulet, il rapporte des Philippines des plants de « muscadier » et de « cannelier » qu’il confie à Aublet. Quand celui-ci reçoit les plantes, il a un doute sur les espèces rapportées. Elles ne survivent pas. Nait alors un grand différent entre eux, la Compagnie des Indes rappelle Pierre Poivre en France en 1757. Aublet est rappelé, un peu plus tard, en France puis envoyé en Guyane française où il va faire le premier inventaire des plantes de ce pays.

Le jardin le plus beau du monde

Cependant, Pierre Poivre poursuit son idée et revient à Maurice le 8 mars 1767 en tant qu’Intendant. Il y est accueilli triomphalement car la Compagnie des Indes vient de perdre son monopole et tous espèrent le développement des épices sur place. Pierre Poivre va réussir à introduire clandestinement en 1770, dans le jardin des Pamplemousses qu’il vient d’acheter, trois des principales épices, la muscade, la cannelle et le giroflier. Il fera de ce jardin, la « plaque tournante » des épices qu’il va multiplier. Elles seront diffusées et plantées à Madagascar, aux Antilles, en Polynésie et en Guyane. Il repart en France en 1778. Ses successeurs dont Céré, vont poursuivre son œuvre et feront de ce jardin botanique l’un des plus beaux du Monde.

Les épices sont à l’origine de grandes fortunes comme le montre ce tableau de la Vierge et l’Enfant peint par Hans Memling vers 1488-1490 pour Jacques Floreins, marchand d'épices de Bruges (dont la marque commerciale apparaît dans la bordure du tapis devant la Vierge ! ) – musée du Louvre Paris - © J.-F. Coffin
Les épices sont à l’origine de grandes fortunes comme le montre ce tableau de la Vierge et l’Enfant peint par Hans Memling vers 1488-1490 pour Jacques Floreins, marchand d’épices de Bruges (dont la marque commerciale apparaît dans la bordure du tapis devant la Vierge ! ) – musée du Louvre Paris – © J.-F. Coffin

Histoire de trois épices emblématiques

Clou girofle - © M. Cambornac
Clou girofle – © M. Cambornac

Le Clou de Girofle Syzygium aromaticum fut introduit d’abord au jardin des Pamplemousses, en 1770 et ne fleurit qu’en 1776 d’où il fut exporté en 1818, à Madagascar et à Zanzibar, qui sont actuellement les principaux pays producteurs. C’est le bouton de la fleur qui est récolté et séché. Il devient alors dur et brun. On en pique généralement trois dans un oignon pour le pot au feu.

Cannelle - © M. Cambornac
Cannelle – © M. Cambornac

La Cannelle Cinnamomum verum, est originaire du Sri Lanka (Ceylan) et du sud de l’Inde. Elle est connue depuis l’Antiquité et les Égyptiens l’utilisaient déjà pour embaumer les corps. C’est un arbre moyen de 8 à 15 m dont les feuilles retombantes sont faciles à identifier par la présence de 3 nervures marquées. C’est l’écorce du tronc et des branches qui est utilisée, soit en rouleau soit en poudre. Les pommes sont souvent cuites avec de la cannelle. L’huile de cannelle s’obtient par la distillation de la feuille et des écorces.

Noix de muscade- © L. Allorge
Noix de muscade- © L. Allorge

La noix de muscade Myristica fragrans est originaire des îles Moluques, appelées aussi îles des épices, où elle n’existe que dans deux des sept îles Banda. Elle ne pousse que dans les régions chaudes et humides. Myristica fragrans est un arbre dioïque pouvant atteindre 25 m de haut. Les fruits, de la grosseur d’une petite pomme, se séparent en deux parties laissant apparaître l’arille rouge vif appelé le macis qui entoure la noix brune.  Ces deux parties donnent deux épices très recherchées depuis des siècles. La noix contient environ 10 % d’huile essentielle composée de 5 à 15 % de carbones triterpéniques, linéalol, géraniol, triterpénols ainsi que 15 à 20 %  de phénylpropanoïdes : safrol, eugénol, myristicine).

[1] encore actuellement principale région productrice du poivre, au Monde

[2] avec la gabelle, impôt sur le sel au Moyen-âge

[3] On peut y voir une magnifique statue de Christophe Colomb faisant face à l’Atlantique.

[4] nommé ainsi en l’honneur du roi Louis XIV encore Dauphin.

[5] On vient de fêter le trois centième anniversaire de l’île Maurice, en présence de sa présidente Mme Gurib-Fakim, le 25 septembre 2015.

 

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