La première espèce végétale éteinte est une épice, le Silphium

Jean-Pierre Reduron

Il n’est pas courant d’étudier une espèce végétale dont les représentations les plus abondantes – et presque les seules – figurent sur des pièces de monnaie ! C’est le cas du Silphium, épice aujourd’hui disparue.

Didrachme, monnaie Cyrénaïque, où figure au verso une plante entière de Silphium (Bibliothèque nationale de France, département Monnaies, médailles et antiques, Luynes 3666)
Didrachme, monnaie Cyrénaïque, où figure au verso une plante entière de Silphium (Bibliothèque nationale de France, département Monnaies, médailles et antiques, Luynes 3666)

Une plante de l’Antiquité nommée Silphium fit la fortune de Cyrène, capitale de la Cyrénaïque, région hellénisée à l’ouest de l’Égypte, dans le nord-est de la Libye. Elle figure sur des pièces émises de 570 à 525 avant notre ère. Y figurent la plante entière, parfois la racine, une tige épaisse et cannelée, les gaines foliaires très renflées, des limbes découpés en segments lancéolés, une ombelle terminale globuleuse et des ombelles latérales opposées réduites, et même un fruit plat et cordiforme, ceint d’une aile épaisse, se séparant en les deux moitiés du fruit prêtes à être disséminées !

Il y a matière pour une étude morphologique. Mais, seule certitude pour l’identification, il s’agit bien d’une Apiacée robuste.

Une robuste férule

Le Silphium est une haute et vigoureuse Apiacée cumulant des traits morphologiques classiques de la famille. On ne connaît pas d’espèce réunissant l’ensemble des caractères morphologiques relevés mais elle a clairement l’aspect d’une robuste férule. Ce n’est pas la férule commune à gommes (Ferula communis var. gummifera) à cause de la tige finement striée (non cannelée) du feuillage filiforme et des fruits elliptiques. La plante la plus approchante serait une férule voisine de F. assa-foetida qui produirait des fruits cordiformes comme les Malabaila. Les différents éléments s’accordent bien à la biologie et à l’écologie d’une grande férule : fort organe souterrain produisant une très robuste tige annuelle, feuilles disparaissant avant la saison chaude et sèche, inflorescence ramifiée verticillée ou opposée avec une ombelle terminale unique dominante, fruits aplatis disséminés par le vent.

Une panacée recherchée

La deuxième certitude est que le Silphium était une plante utile, très utilisée, fort recherchée. On lui attribuait presque toutes les vertus, l’élevant ainsi au rang de panacée : emplois médicinaux, vétérinaires, culinaires… Il s’agissait d’un condiment de grand luxe. Au plan médical, on la donne comme aphrodisiaque (peut-être à cause des fruits en forme de cœur), abortive avec une foultitude d’autres vertus. Mais il est bien difficile de faire la part du vrai, car lorsque qu’une plante est commerciale, on élargit très souvent le champ de ses propriétés de façon excessive à des fins lucratives…

Il est aussi bien certain qu’elle enrichissait les personnes qui en faisaient commerce. Sa valeur dépassait celle de l’or et on la mettait en sécurité dans le trésor public ! Elle faisait l’objet de contrebande et probablement de falsifications.

La récolte se pratiquait par incision de la tige (où on prenait aussi les exsudats) et de la racine : les sucs obtenus avaient des noms différents : caulian (tige) et rhizian (racine). Ils étaient ensuite stabilisés dans de la farine.

Éteinte car surexploitée

Finalement, la plus nette certitude vis-à-vis de cette plante est peut-être son extinction. Donnant fortune, elle était très recherchée et les rois de Cyrène en avaient limité les récoltes ; on ne peut pour autant éliminer l’hypothèse d’une surexploitation. Au début de notre ère, Strabon écrit que le Silphium est presque venu à manquer lorsque les Barbares nomades ont envahi le territoire et par hostilité détruit la plante. Pline l’Ancien, peu après, signale que la plante a disparu car les fermiers y font pâturer le bétail qui en dévastent les peuplements ; les moutons étaient avides du Silphium ce qui donnait à leur chair un goût délicieux. Pour l’empereur Néron, on n’a pu en trouver qu’un seul pied. L’ultime témoignage de la présence de la plante en Cyrénaïque a été trouvé dans une lettre de Synésios de Cyrène (400 après notre ère) qui cite « beaucoup de suc de silphion » parmi des cadeaux luxueux. Il dit aussi avoir reçu un plant de Silphium du jardin de son frère : la plante aurait-elle été cultivée ?

En résumé, la première extinction d’une espèce végétale eut lieu au début de notre ère. Il s’agissait d’une plante utile, très (trop) employée, d’un commerce très (trop) enrichissant. Les causes d’extinction sont peut-être plurielles : surexploitation, pâturage, ruine volontaire et guerrière…

L’homme responsable

Des pièces de monnaie, sa silhouette est passée à un logo de l’UICN (plantes médicinales). Il y a bien longtemps, une plante médicinale et condimentaire a disparu en dépit de son intérêt pour l’homme : elle est la lointaine annonciatrice de l’époque actuelle. Les scientifiques n’hésitent pas à parler de 6e extinction à cause de l’ampleur et de la rapidité des disparitions d’espèces vivantes dues aux activités humaines. Dans le calendrier géologique, cinq crises importantes sont survenues de – 500 à – 65 millions d’années.

Nous voici face à un défi nouveau : notre puissance mal maîtrisée condamne à terme notre développement si nous n’agissons pas rapidement. Il faut incessamment rappeler que la sphère végétale, outre son rôle charnière dans le fonctionnement des écosystèmes, est aussi source de matière utile et renouvelable, qu’il faut disposer de bases génétiques élargies et suffisantes pour faire évoluer la gamme cultivée en l’adaptant aux nouveaux contextes. Avec le cas du Silphium, c’est la problématique des disparitions végétales qui pointe son rameau, au-delà de l’érudition qui sied au mystère de cette plante utile.

Des interprétations variées

Au-delà qu’il est certain qu’il s’agit d’une Apiacée robuste, les avis ont varié au cours du temps et au gré des interprétations des botanistes fondées sur les monnaies et les descriptions de la littérature (la première revient à Théophraste, 520 avant notre ère). Le Silphium, plante antique, ne doit pas être confondu avec l’Astéracée bien actuelle, présente en Amérique du Nord.

Le Silphium n’était pas la plante nommée Margotia gummifera : celle-ci présente un port élancé, svelte (et non robuste, à tige épaisse), ses gaines foliaires sont peu élargies sur la tige (et non renflées), son ombelle terminale est plutôt lâche (et non très dense) et enfin le fruit possède un corps central elliptique pourvu d’ailes larges, il est vrai dorées comme dans certaines descriptions (pas du tout cordiforme !).

Il n’est pas non plus Thapsia garganica qui possède un fruit semblable à celui de Margotia et qui montre une ramification plutôt alterne (et non opposée).

Par ailleurs, Théophraste séparait clairement Silphium et Thapsia. De plus, la racine de Thapsia garganica est connue pour être révulsive, vésicante, émétique et purgative, propriétés qui ne correspondent pas avec celles données pour le Silphium.

La proposition de Prangos ferulacea ne résiste pas à l’analyse à cause du feuillage filiforme (et non lancéolé) et surtout le gros fruit spongieux très différent.

JPR

 

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