Botanique : classer ou placer les espèces dans la trame évolutive ?

Philippe Richard

J’espère ne pas incommoder le lecteur en commençant cet exposé par un peu de vocabulaire, les disciplines intervenant dans la connaissance du vivant étant depuis longtemps étroitement imbriquées, et en botanique plus qu’ailleurs, un mot étant parfois employé à la place d’un autre. Nomenclature, systématique, classification, taxinomie, phylogénétique…, sont des substantifs qui interviennent dans le discours dès qu’il est question de la position d’un individu au sens large dans l’ensemble du « vivant ». Le botaniste, l’horticulteur, le jardinier, tous ceux qui ont besoin de nommer sont utilisateurs. Depuis quelques décades, la génétique et particulièrement les investigations sur le génome, ont permis de revoir, conforter, modifier, les points de vue que l’on pouvait avoir sur le monde vivant et son ordonnancement. Un grand changement s’est produit : d’une image fixe à un instant donné, la description et le classement de tous ces organismes se sont inscrits dans un mouvement permanent, une évolution constante, au fur et à mesure que de nouvelles informations parviennent, issues de la recherche et de l’observation. Les moyens rapides de communication ont rendu l’avancée des connaissances continue, au lieu d’une succession de mises au point plus ou moins périodiques que nous connaissions autrefois (tout est relatif). Nous sommes passés d’une succession d’images fixes plus ou moins fréquentes à un continuum d’informations rendant parfois caduques les certitudes jusque là établies. Ce passage, en quelque sorte, de la photographie au cinéma, ne manque pas de dérouter l’utilisateur de la nomenclature qui est la partie émergée de l’iceberg de la connaissance du vivant. Faisons le point, modestement, et avec des lacunes, sur cette tentative permanente de compréhension, sans cesse en mouvement, donc en progrès. Cette dynamique n’est-elle pas le reflet de ce qui anime ce que nous voyons autour de nous, les paysages, les milieux, et les êtres qui les peuplent ? Et finalement ne reflète-t-elle pas le lent processus de l’évolution ?

Ce sont les mots, cachant chacun leur complexité, qui seront les clés d’entrée :

Taxon

Placement, mise en ordre, d’après l’origine grecque du mot. Il dénomme un rang hiérarchique regroupant des organismes possédant un ensemble de caractères communs.
L’espèce est le taxon de base (voir plus loin). Malgré tout, la famille, le genre se trouvent être des taxons également, mais de niveau différent. Le taxon constitue néanmoins un ensemble concret d’individus, et non pas un groupe théorique.
Dans les classifications modernes, la notion de taxon s’affine, la simple homogénéité des caractères ne suffit pas, on tend à éliminer les regroupements artificiels pour privilégier la continuité phylétique[1].
Par exemple, chez les Embryophytes ou plantes terrestres[2], les mousses ou Bryophytes englobaient autrefois les Hépatiques, les Bryophytes stricto sensu et les Anthocérotes, ce qui constitue un groupe non monophylétique, car même s’ils possèdent un ancêtre commun, ils le partagent avec d’autres Embryophytes. Les Hépatiques, ou Marchantiophytes[3]  constituent donc le « groupe frère » de ceux-ci, dénommés Stomatophytes, plantes possédant des stomates, alors que les Marchantiophytes n’ont que des pores (Fig. 1)

Fig.1 – les Embryophytes, d’après Lecointre et Guyader – les groupes reliés assurent la continuité monophylétique, les « culs-de-sac » sont les groupes-frères (a) – Mousses s.s. + Fougères + Plantes à graines- © Philippe Richard



Taxinomie

C’est la loi sur les différentes règles qui régissent la classification. Elle ne dérive pas du mot taxon, car celui-ci est apparu beaucoup plus tard (Lam, 1948) ! Elle vient directement du grec taxis qui signifie ordre, elle est inventée par  De Candolle (1813)  qui commence, c’est vrai, par l’appeler taxonomie, puis le terme est corrigé  par Emile Littré, qui revient à l’étymologie grecque taxis → taxinomie. « Taxonomie » ne pourrait être qu’un anglicisme.

 

Systématique

Discipline qui permet de classer les taxons, avec une idée d’organisation dans un certain ordre, tandis que la taxinomie définit ceux-ci. Ce classement peut être de différentes natures, suivant son origine, son ancienneté, et pour les plus récents, fonction des progrès de la biologie. Le terme « systématique » désigne aussi bien la méthode utilisée (on dira par exemple la « systématique phylogénétique ») que le résultat obtenu avec cette méthode (Ex : la « systématique des Astérales »).

 

Espèce

C’est le stade systématique qui présente le plus d’analogie entre les individus, ce qui a fait de ce taxon le pivot de la classification. C’est aussi le plus difficile à définir… Si le concept biologique de Mayr (reproduction) n’explique pas tout, il est complété par ceux basés sur le lignage qui tiennent compte du point de vue évolutif (les espèces sont issues de lignées évolutives cohésives), phylogénétique (un seul ancêtre commun)… Les organismes asexués ou hybrides perturbent le concept classique. Encore faut-il, pour ces derniers, connaître la pérennité de leur descendance.
Une synthèse est proposée par Whiley (1977) :
 « a species is a lineage of ancestral descendant populations which maintains its identity from other such lineages and which has its own evolutionary tendencies and historical fate [4]».
Concept qui peut paraître insuffisant (Bray, L. 2002), la notion d’identité étant floue, mais qui sera amendé dans la notion d’espèce phylogénique : l’espèce est le plus petit groupe monophylétique ayant un ancêtre commun (voir § suivant).
 

Phylogénie

Elle étudie la parenté entre les êtres vivants, afin de permettre de comprendre l’évolution. Une classification phylogénétique classe les êtres vivants suivant leur lien de parenté, ce qui n’est pas toujours corrélé avec les ressemblances ou analogies (phénotype), et ce qui va la distinguer des classifications classiques. On va mettre en évidence, a contrario, des caractères homologues,  parce que hérités d’un ancêtre commun. Cette homologie crée le lien de parenté, qui est alors issu de l’évolution, ce qui lui donne son vrai fondement phylogénique.

 

La cladistique

hiérarchise les caractères comparés. Elle construit un clade, diagramme représentant un groupe monophylétique possédant un ancêtre commun et sa descendance (Fig.2). Ces caractères, susceptibles d’évoluer, sont dans un état évolutif dit apomorphe, ce qui les différencie d’états plésiomorphes, qui eux, qualifient une similitude, mais qui n’est pas pertinente pour regrouper les taxons. Les organismes, dans un clade, sont les plus proches possible les uns des autres et plus que d’aucun autre organisme. A l’opposé, il existe des groupes paraphylétiques  dont les individus sont reliés par des caractères plésiomorphes qui ne permettent pas de regrouper les taxons : ex. les mousses anciennes déjà citées, par rapport aux Bryophytes stricto sensu qui elles sont un groupe monophylétique, donc un clade. Un autre exemple célèbre est celui du groupe des Poissons, qui comprend le Coelacanthe. En effet, celui-ci se rapproche plus des Tétrapodes que d’autres poissons comme les Sélaciens ou Elasmobranchii, le requin en est un, par exemple. Ce groupe est donc paraphylétique, et n’a pas de valeur phylogénique.

Fig.2 – Exemples de cladogrammes - © Philippe Richard
Les lettres grecques correspondent aux espèces, ou aux taxons.
Les portions de rameau en aval de la flèche transversale sont des états évolutifs.
Cette flèche exprime le passage d’un état à un autre, appelé « pas évolutif ».
Les nœuds sont des taxons au même titre que α, β et γ.
La racine représente l’ascendance de l’ensemble des taxons.
(On peut trouver un complément utile d’information sur le site  http://fr.wikipedia.org/wiki/Cladistique)


Des tests de congruence permettent d’évaluer les hypothèses d’homologie entre caractères. De son côté, une autre discipline complémentaire à la cladistique,  la phénétique,  quantifie les ressemblances entre les caractères, est d’autant plus pertinente que les caractères comparés sont nombreux. Elle est particulièrement bien adaptée à la comparaison des caractères génétiques.

 


[1] Relation entre les espèces, par exemple, d’un même phylum ou lignée.

[2] Mousses, fougères, plantes à fleurs.

[3] D’après Lecointre et Le Guyader.

[4] Une espèce est une lignée, de populations issues d’un ancêtre et de sa descendance, qui maintient sa propre identité par rapport à d’autre types de lignées et qui a ses propres tendances évolutives et destin historique..

 


Au quotidien

La nomenclature prend en compte les modifications que le passage des classifications classiques à la classification phylogénétique a entraînées. Voici par exemple, dans le cas des Spermaphytes, quelques changements dans l’ordonnancement des familles :
•    les Myrsinacées sont maintenant incluses dans les Primulacées,
•    les Alliacées dans les Amaryllidacées,
•    les Ruscacées et les Hyacinthacées dans les Asparagacées,
•    les Parnassiacées dans les Célastracées,
•    les Lobéliacées dans les Campanulacées,
•    les Valérianacées, Dipsacacées et Morinacées dans les Caprifoliacées.
•    …

Fig.3 – Brimeura fastigiata (Viv.) Chouard. Ceci est maintenant une Asparagaceae - © P. RichardLa phénétique aura permis, par la quantification des caractères apomorphes et plésiomorphes, le repositionnement de certains taxons. Le poids des premiers les discrimine de façon positive par rapport aux seconds. Les premiers ont une signification évolutive, alors que les seconds ne qualifient que des similitudes. Il n’en est pas moins vrai qu’aujourd’hui, pour déterminer une plante, nous prenons une Flore ou un ouvrage adapté, où les descriptions ne mentionnent pas la nature apomorphique ou plésiomorphique[5] des caractères évoqués. Des taxons sont donc définis aussi bien comme des grades  que comme des clades. Par chance, au niveau des espèces de plantes supérieures, il y a une confondante adéquation entre le système de comparaison visuel et le système phylogénétique, ce qui fait qu’à quelques modifications près, la caractérisation des espèces reste cohérente par les systèmes classiques. Les flores pourront encore nous servir pendant quelques temps… Au service du botaniste, on se réfèrera au site d’ Angiosperm Phylogeny Group qui centralise les avancées en matière de classification : http://www.mobot.org/MOBOT/research/APweb/

L’APG III (2009) est (troisième édition) la  classification phylogénétique la plus importante aujourd’hui et qui fait référence. Elle est basée sur la construction de deux gènes chloroplastiques et d’un ribosome, mais intègre aussi d’autres caractères. La liste complète des familles et des ordres permet au botaniste de se repérer et de suivre l’actualité des changements. En ce qui concerne la caractérisation des espèces, il faudra se rapprocher des publications les plus récentes, concernant les taxons recherchés, ou les zones géographiques concernées[6]. C’est pourquoi les flores locales sont toujours d’actualité pour la détermination, il sera simplement nécessaire de mettre à jour la nomenclature du taxon. On trouvera dans la bibliographie des références utiles. Il n’en demeure pas moins que les changements actuels nécessitent de notre part un esprit disponible pour accepter une certaine « mouvance » de principes qui étaient autrefois acquis pour longtemps. Cette dynamique ne fait que refléter le progrès des connaissances, s’éloigne de plus en plus des conceptions fixistes, et nous évoque cette évolution perpétuelle de la nature et du monde vivant.

 

Bibliographie

Adrews, S., Leslie, A., Alexander, C. – 1999 – Taxonomy of cultivated plants, meeting held in Edinburgh, Scotland, 20-26 july 1998, published by the RBG, Kew, 553p.
 Bray L., 2002. L’espèce : discussion d’une notion intuitive. Hommes & Plantes, 43 : 32-35.
Haston, E. Richardson, J.E., Stevens, P.F.,Chase, M.W., Harris, D.J., 2009, The Linear Angiosperm Phylogeny Group (LAPG) III: a linear sequence of the families in APG III, Botanical Journal of the Linnean Society, 161, 128–131.
Judd, W.S., Campbell, C.S., Kellogg, E.A., Stevens, P. – 2002 – Botanique systématique, De Boeck Université, Bruxelles, 466p. (tradution de la 1e édition américaine)
Lecointre, G., Le Guyader, H. – 2001 – Classification phylogénétique du vivant, Belin, 543p.
Raven, P., Evert, R.F., Eichhorn, S.E. – 2000 – Biologie végétale, De Boeck Université, Bruxelles, 944p. (traduction de la 6e édition américaine)
The Angiosperm Phylogeny Group, -2009- An update of the Angiosperm Phylogeny  Group classification for the orders and families of flowering plants: APG III,  Botanical Journal of the Linnean Society, 2009, 161, 105–121. With 1 figure.
 Wiley E. O. -1978- The Evolutionary Species Concept Reconsidered, Syst Biol , 27 (1): 17-26

 


[5] Rapprochement d'organismes reposant sur d'autres critères (par ex. ressemblance générale, somme de modifications adaptatives).

[6] Pour la France, le site Tela Botanica  http://www.tela-botanica.org/site:accueil  est parfaitement documenté. Au niveau global, on fera référence à l’International Plant Name Index : http://www.ipni.org/index.html   collaboration entre plusieurs institutions, Kew, Harvard, Australian Herbarium..


janvier-février 2013